Les proies de l'officier
du bon côté, du nôtre, pas du côté des Anglais et des Émigrés royalistes. Le colonel Étienne Delarse souffre d’un asthme grave et c’est toute l’histoire de sa vie. Enfant, il était chétif et ses crises lui ont plusieurs fois fait frôler la mort. On le considérait comme un condamné qui ne passerait pas le printemps à cause de ses allergies au pollen, un peu comme une dernière feuille d’automne tombant avec beaucoup de retard. Sa mère a dépensé sans compter pour obtenir les soins de médecins réputés. Elle a passé des nuits entières à l’écouter suffoquer en lui tenant la main, persuadée qu’il vivait ses dernières minutes.
Lefine, qui craignait les maladies autant que les océans, frémissait à l’évocation de ces moments de supplice.
— Oui, j’ai déjà entendu parler de son asthme. Des soldats qu’il avait punis avaient composé une petite chanson qui a eu du succès durant un temps. Le refrain en était : « Delarse en hiver, combat la terre entière ! Delarse au printemps, n’a plus de régiment... »
— Moi, j’ai su tout cela par le médecin principal Gras qui le soigne actuellement, poursuivit Margont.
— Il fait donc encore des crises ?
— Régulièrement. Et Gras est très inquiet à ce sujet. Il a cru que j’étais un ami du colonel et m’a confié ce qu’il savait pour que je joigne mes conseils aux siens afin que Delarse se ménage. Mais Delarse ne veut rien entendre. Il suffit qu’on lui demande de se reposer pour qu’il saute à cheval et aille faire du saut d’obstacles. À la surprise générale, Delarse a atteint l’adolescence puis a survécu à celle-ci. Il est entré dans une école militaire et en est sorti dans les premiers, mais sa carrière a été considérablement freinée par sa maladie. Il lui est plusieurs fois arrivé d’être obligé de remettre son commandement à son second. On dit de lui qu’il a le talent et l’intelligence d’un général et qu’il ne lui en manque plus que... le souffle. Figure-toi qu’il a dû insister plusieurs fois pour participer à cette campagne. L’état-major pense que la Russie sera néfaste à ses poumons. En haut lieu, on est persuadé qu’il ne survivra pas à cette guerre, c’est pourquoi on ne lui a pas confié de régiment. On a préféré le placer aux côtés du général Huard, mais ce dernier a déjà un aide de camp. La position exacte de Delarse dans la hiérarchie est floue. Disons qu’il sert d’aide de camp « en second » alors qu’un seul aide de camp suffit à Huard. Delarse est écoeuré, car il est persuadé que, sans son asthme, il serait au moins général de brigade et parlerait à Huard d’égal à égal. Et le pire, c’est qu’il a certainement raison.
Lefine déboutonna ses guêtres, les ôta et enleva ses souliers et ses lambeaux de chaussettes. Ses pieds étaient couverts d’ampoules et de plaies.
— À une époque, reprit Margont, il consultait même des voyants et autres illuminés pour tenter de se convaincre qu’il existait une vie dans l’au-delà.
Lefine commença à rire, mais Margont l’interrompit.
— Ne te moque pas de lui, qui sait ce que tu aurais fait à sa place ? J’ai aussi appris que Delarse avait eu pendant trois ans pour maîtresse une femme qui avait quinze ans de plus que lui. Elle devait ressembler à maman...
— Ne vous moquez pas de lui, qui sait ce que vous auriez fait à sa place ? Reste la dernière question.
— Exactement. Lequel des quatre ressemble le plus à un prince charmant ?
— Pas Delarse.
— Pas Delarse, répéta Margont.
— Je miserais sur Pirgnon et ses penchants artistiques et mondains.
Margont se passa la main dans les cheveux. C’était l’un de ses tics lorsqu’il était plongé dans ses pensées. Une jolie Madrilène lui avait dit un jour trouver cela séduisant. Ah ! les Madrilènes... Mais aussi bien, c’était cette même femme qui avait désigné Barguelot de la pointe de son éventail...
— Moi, j’aurais plutôt voté pour Barguelot, son luxueux train de vie et son bagout joyeux.
— Oui. Barguelot ou Pirgnon. Et il reste notre Italien.
Margont plissa les yeux.
— Celui-là, il commence à m’irriter ! Il faut absolument que je trouve un moyen de le rencontrer enfin.
*
* *
Il restait encore deux heures avant le dîner. Margont décida de tenter de rencontrer le colonel Pirgnon.
Les cadavres étaient enlevés des rues et on jetait de grands
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