Les proies de l'officier
seaux d’eau sur les flaques de sang. L’Empereur avait donné des ordres contre le pillage et des soldats et des gendarmes veillaient à leur application. Le quartier attribué au 35 e de ligne se trouvait en piteux état. On s’installait sous les parcelles de plafonds qui ne s’étaient pas effondrées, on tentait de colmater les brèches des toits avec des planches arrachées par les boulets... Ceux qui s’étaient approprié les maisons intactes revendaient parfois leur place à prix d’or. Margont vit un grenadier tendre trois tableaux, une robe de chambre en soie et une toque en zibeline à un voltigeur en échange d’une place auprès d’une cheminée.
Le colonel Pirgnon avait pris soin de sa personne. Il logeait dans une demeure seigneuriale à l’architecture baroque. La façade, couleur pastel, faisait alterner hautes fenêtres et fausses colonnes blanches imbriquées dans le mur. Une lucarne ovale surplombait la porte. D’autres fenêtres aux sommets arrondis, au dernier étage, atténuaient la rigueur géométrique de l’ensemble. Un escalier menait jusqu’au perron. Au ras du sol s’ouvraient des soupiraux d’où l’on entendait des soldats plaisanter. Le vestibule était immense. Un large escalier en arc de cercle, sur la droite, rompait la symétrie qui avait été la règle d’or de la façade. Margont fut surpris de découvrir une file de soldats patientant sur les marches. Ils provenaient de divers régiments et transportaient des objets hétéroclites : un chandelier, des vases aux formes variées, de la vaisselle, des statuettes en porcelaine ou en ivoire... Margont gravit d’un pas rapide cette spirale de cupidité. Son visage était fermé. Sur son passage, certains serraient leurs trésors dans leurs bras de peur que ce capitaine ne les leur dérobe. Un adjudant faisait office de portier. Il salua Margont et, interprétant l’attitude de celui-ci comme de l’impatience à l’idée de vendre un objet de grande valeur, le fit aussitôt entrer.
Le colonel Pirgnon examinait une icône présentée par un fantassin westphalien. Sur celle-ci, une Vierge serrait un Christ enfant dans ses bras. Le fond, doré, apparaissait particulièrement abîmé alors que les deux visages restaient étrangement respectés. Il ne s’agissait cependant pas d’un miracle.
— Sale chien ! Tu as raclé tout ce qui était doré ! s’exclama Pirgnon, faisant battre en retraite le Westphalien. Tu as mutilé une oeuvre d’art !
L’Allemand s’enfuit en courant. Pirgnon exhiba le tableau à Margont.
— Une peinture de type « tendresse » de l’école Stroganov ! Et il la racle au couteau...
Le colonel en avait les larmes aux yeux. Il était grand et d’une constitution solide. Ses cheveux bruns légèrement bouclés et son visage arrondi lui conféraient un air placide. Margont le salua.
— Capitaine Margont, 84 e régiment, brigade Huard, division Delzons...
— Oui, oui, oui, mais si chacun commence comme ça, je vais passer ma semaine à Smolensk, moi. Qu’avez-vous à me vendre ?
Devant l’air réprobateur de Margont, Pirgnon se renfrogna.
— Oh, je vois. On juge. Puis-je connaître le motif de votre visite, capitaine ?
— Eh bien, mon colonel, il se trouve que j’ai entendu dire que vous animiez le « Cercle Cervantès », à Madrid, or je suis moi-même membre d’un salon littéraire.
L’expression de Pirgnon s’égaya, mais son plaisir le disputait à la circonspection.
— Ah oui, vraiment ? Et où cela ?
— À Nîmes.
— Mais que faisiez-vous dans ce salon littéraire ? Car il y a salon et salon.
— Oh, ce n’est pas l’un de ces salons mondains où l’on va pour se montrer. Si on cherche cela, qu’on aille chez Mme Cabarrus ou chez Mme de Montesson. On ne m’y a jamais invité, mais, de toute façon, une soirée d’ennui mortel est un prix trop élevé pour moi.
Pirgnon croisa les bras.
— Ô combien je vous comprends. Et comment s’appelle votre salon ? Qui en est membre ? Qu’y faites-vous ?
— Le « Cercle du canard rôti ».
Pirgnon semblait dépité. Évidemment, c’était nettement moins élégant que le « Cercle Cervantès ». Du fait de ses grosses joues rosées et de sa tête massive, il donnait l’impression d’avoir conservé un petit rien du poupon qu’il avait été.
— J’avoue que je ne vous suis plus, capitaine.
— Les membres se disputaient au sujet du nom à donner à notre cercle.
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