Les proies de l'officier
cruel travail. On avait l’impression de se trouver face à une impératrice déchue. Natalia venait de fêter ses vingt-cinq ans. Elle avait longtemps souffert, écrasée par deux personnalités aussi fortes. Mais elle avait fini par passer du statut pénible d’enfant obéissante et inhibée à celui de femme capable de défendre avec ténacité cette étrange essence éthérée qui personnalise chaque individu. Elle avait revêtu une robe blanche dont le décolleté timide n’aurait choqué qu’un bigot de mauvaise foi. Sa ceinture dorée était nouée très haut, frôlant les seins. Ainsi, sa robe, s’épanouissant en bouffant, niait l’existence d’une taille et donnait l’illusion de jambes démesurées. Ses longs cheveux châtains encadraient un visage aux traits fins dont l’impression de fragilité n’avait désormais plus grand-chose en commun avec son caractère. Son nez étroit et ses lèvres fines mettaient en valeur ses yeux bleus qui observaient les cinq Français avec une curiosité teintée de réserve. Elle était splendide.
Les présentations furent brèves et le comte prit soin de les rendre informelles. N’ayant visiblement pas voulu saisir cela, Saber se cassa en deux pour accomplir un baisemain irréprochable à la comtesse et à Natalia. On n’avait pas fini de s’asseoir que le comte se lançait déjà dans un interminable discours qui mêlait glorification de la Pologne, pamphlet antirusse et histoire de la famille Valiouski, le tout, hélas, allègrement parsemé de questions. Il ressortait de tout cela que la famille Valiouski était issue de la noblesse polonaise. A la suite de révoltes, d’invasions et de guerres civiles mâtinées de guerres de religion, la Pologne avait été partagée trois fois entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, en 1772, en 1793 et en 1795. Ce dernier pillage de territoires s’était achevé par la disparition pure et simple de la Pologne. Lorsque le comte évoquait la résurrection par Napoléon de l’État polonais en 1807 sous le nom de « Grand-Duché de Varsovie », sa voix vibrait. Si Fanselin avait tant apprécié la mappemonde pour les lointaines Amériques ou la mystérieuse Afrique, le comte, lui, ne voyait sur le globe rien d’autre que la Pologne. Smolensk avait été prise par les Russes avant même le premier partage, mais les Valiouski s’étaient toujours considérés comme des Polonais. « On ne laisse pas les traits sur les cartes vous dire qui vous êtes et qui vous devez servir ! » s’était exclamé le comte en désignant le monde qui défilait sous les doigts du lancier. Les Français n’étaient pas trop de cinq pour répondre à ses questions. Pourquoi l’Empereur n’avait-il pas encore annoncé que les territoires pris aux Russes étaient rendus à la Pologne ? Pourquoi le Grand-Duché de Varsovie n’avait-il pas cessé d’exister, se noyant dans une étendue territoriale plus vaste nommée Pologne ? Comment annoncer à un homme aussi chaleureux que l’Empereur n’avait rien promis quant à la résurrection de la Pologne afin d’éviter d’ulcérer l’Autriche et la Prusse, ses alliés de la veille qui sentaient encore la poudre des fusillades françaises d’Austerlitz, d’Iéna et de Wagram ? De plus, l’Empereur voulait négocier avec Alexandre et, si ce projet aboutissait, il coûterait la restitution de la zone envahie. De ce fait, Napoléon savait que l’une des conditions préliminaires à toute discussion avec le Tsar était l’interdiction absolue de relever l’État polonais. Piquebois se montra étonnamment diplomate, trouvant la juste formule : l’Empereur faisait rarement part de ses projets, mais on pouvait être sûr qu’il menait toujours à terme ce qu’il avait en tête. Le comte fit mine d’être dupe. Mais on n’allait pas apprendre la politique à un Valiouski. Il priait chaque soir pour une aggravation de la situation. Plus les Français souffriraient, plus Alexandre s’entêterait. Alors les enchères de la guerre croîtraient en flèche et, avec elles, l’exaspération de l’Empereur. Jusqu’au jour où Napoléon écraserait les Russes et imposerait une paix inconditionnelle. Tel était le point de vue du comte qui prêchait donc le vent, persuadé que la tempête soufflerait dans le bon sens, poussant au loin les frontières polonaises à travers la Russie... jusqu’à Smolensk.
Margont remarqua que la comtesse se montrait nettement moins amicale avec
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