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Les proies de l'officier

Les proies de l'officier

Titel: Les proies de l'officier Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Armand Cabasson
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méprisaient les uns les autres et que leurs officiers allaient parfois jusqu’à refuser de s’adresser la parole, à quoi bon aligner autant de messagers ? En fait, elle n’ignorait pas que les nobles se disputaient les postes d’aide de camp à l’état-major, et ce, parce que c’était fort bien vu et que l’on avait des chances (relatives) d’être moins exposé au feu ennemi. Tous ces visiteurs s’étaient montrés d’une maladresse inconcevable. La plupart lui avaient promis de lui rapporter un drapeau français surmonté de son aigle. Ils croyaient ainsi lui faire plaisir alors que cette idée l’horrifiait. Une pièce de tissu éclaboussée de sang et accompagnée de la certitude que son porteur comme son escorte avaient été exterminés et que l’on avait ôté la hampe de leurs doigts morts : quel superbe présent ! Et puis, on possédait déjà celui pris à Tannenberg, combien en faudrait-il encore ? Un cosaque était même venu lui promettre la tête de Napoléon, la confondant probablement avec Salomé. Elle bénissait les idées propolonaises de son père sans lesquelles elle se serait retrouvée mariée depuis longtemps déjà avec un aristocrate russe. Mais sa relative liberté touchait à sa fin. Sa mère lui avait laissé six mois pour arrêter son choix sur l’un des noms d’une liste établie par ses soins pour l’« aider à éviter une erreur qu’elle aurait regrettée toute sa vie ». La guerre avait reporté l’échéance car annoncer des fiançailles avec quelqu’un qui se serait fait tuer peu après l’aurait placée dans une situation difficile vis-à-vis des prétendants rescapés. Et la guerre ! Les hommes faisaient la guerre pour mille raisons différentes, mais qu’est-ce qui changeait réellement en cas de victoire ? Elle ne voyait qu’une réponse : la couleur des uniformes et les motifs des bannières que l’on accrocherait dans les salons. Margont pouvait-il être différent ? Elle avait envie de le provoquer, de le pousser dans ses derniers retranchements pour étudier ses réactions. Oh, elle ne se berçait pas d’illusions. Il s’enfermerait certainement dans un mutisme indigné, comme le lieutenant Saber, ou il lui ordonnerait de se taire, à l’instar de son père. Ou bien pis encore, il se comporterait comme ses prétendants, accueillant ses commentaires d’un sourire plein d’une indulgence bienveillante insupportable... Dans ce cas, elle s’empresserait de vider son verre de peur de ne pas pouvoir s’empêcher de lui en jeter le contenu à la figure.
    Lorsque les domestiques apportèrent le koulibiac, brioche farcie au saumon, aux champignons, au céleri, au riz, aux oignons et à l’aneth, elle déclara à Margont :
    — Voilà un peu plus de culture russe que vous allez pouvoir dévorer.
    — Vous, vous dévorez bien nos livres : Voltaire, La Fontaine...
    Il avait remarqué les livres ? Un accident, certainement.
    — Vous connaissez donc les fables de La Fontaine ? La lecture en est édifiante. « Le loup et l’agneau », par exemple : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. »
    — Chère Natalia, intervint le comte : « Ayant chanté tout l’été, la cigale fut fort dépourvue quand la bise fut venue. »
    Ce qu’il fallait traduire par : si la cigale Natalia continuait à persifler, l’hiver éternel – à savoir le mariage qu’elle redoutait tant – se ferait plus précoce que prévu.
    — « Dura lex sed lex  », résuma Margont.
    — Mais Natalia se fait toujours un plaisir d’obéir à ses parents, capitaine, prétendit la comtesse. En France, ne dites-vous pas : « Bon sang ne saurait mentir » ?
    — Oh ! nous disons surtout : « Ce que femme veut, Dieu le veut. » Mademoiselle, je conçois que notre présence forcée soit irritante. Cependant, l’hospitalité russe...
    — Et que savez-vous de l’hospitalité russe ? interrogea Natalia.
    — Eh bien, on dit que les samovars sont ventrus parce qu’on veut être sûr de toujours avoir assez d’eau bouillante pour pouvoir servir du thé à tous les invités.
    La jeune femme fut surprise. Ainsi, il savait cela ? Non, il était obligatoirement comme les autres. Elle voulait griffer ce vernis pour en avoir la preuve.
    — Quel cadeau offririez-vous à vos hôtes pour les remercier ?
    Sa mère sourit, interprétant cette question comme un désir cupide enfantin. Selon elle, il ne pouvait pas y avoir d’autre

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