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Les proies de l'officier

Les proies de l'officier

Titel: Les proies de l'officier Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Armand Cabasson
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avait des bouchées à la viande, des canapés de pain noir aux garnitures multicolores, des croquettes, des cuillères en nacre emplies de caviar...
    — J’aime beaucoup l’architecture russe, déclara Saber à Natalia.
    — Dans ce cas, pourquoi la bombardez-vous ?
    Saber resta sidéré. Il n’avait pas sérieusement imaginé que l’on puisse résister à son charme.
    — Ma chère Natalia, intervint le comte d’un ton empreint de paternalisme, vous vous exprimez sur des sujets dont l’ampleur vous dépasse.
    — La politique de l’Empereur nous dépasse tous, fit remarquer Margont.
    « Elle dépasse même votre Empereur », songea la comtesse. Margont réalisa pourquoi le comte lui paraissait avoir un air familier. Il lui rappelait Saber. C’étaient ces gestes empreints d’une « supériorité naturelle » que Saber s’évertuait à copier maladroitement. L’attitude de Saber n’avait aucun sens. Il possédait des qualités remarquables de stratège et perdait son temps à apprendre le savoir-vivre mondain et à tenter de se donner un genre. La nature lui avait offert un don précieux et il se lamentait sur la qualité de l’emballage.
    Les zakouski laissèrent la place à un potage rouge à l’ukrainienne, à base de paprika et de crème aigre. Le comte se lança à nouveau dans l’histoire de la famille Valiouski. Hélas, il commença cette fois par la bataille de Tannenberg, ou bataille de Grunwald, qui avait eu lieu... en 1410. C’était à l’issue de celle-ci que Ladislas II Jagellon, roi de Pologne et grand-duc de Lituanie, avait récompensé la famille Valiouski en l’anoblissant et en lui accordant l’ours pour blason. L’ours parce que ces « paysans mal léchés » avaient fait un carnage et s’étaient emparés d’une bannière ennemie, celle de Johann von Redern, commandeur de Brathian et de Neumarket. Celle-ci était blanche et décorée de trois cornes de cerf qui se rejoignaient à leur base. Le comte regrettait de ne pouvoir l’exhiber, mais elle était exposée dans l’une de ses demeures campagnardes proche de Moscou.
    — Alors nous la verrons bientôt, décréta Fanselin.
    Le comte racontait en détail l’écrasement des chevaliers Teutoniques par l’armée de Ladislas II Jagellon. Or, justement, Napoléon avait ordonné en 1809 la dissolution de cet ordre religieux et militaire. Le comte voyait ainsi entre la France et la Pologne une infinité de points, d’ennemis et de désirs communs. Son souhait ardent de voir rétablir la Pologne prenait le pas sur son intelligence : il croyait sincèrement que l’avenir de la France et celui de la Pologne étaient intrinsèquement liés, notion que l’histoire avait maintes fois formellement prouvée à ses yeux. Saber se rêvait en comte polonais, le comte s’imaginait dans une Grande Pologne... Margont se demanda donc à quoi lui-même aspirait. A ce genre de question, son idéalisme avait l’habitude de répondre immédiatement liberté des peuples, fin des boucheries, paix stable en Europe, propagation des idées républicaines... Mais, ce soir-là, il était lassé. Tout ce qu’il désirait, c’était passer une agréable soirée. La faim et la fatigue rétrécissent notablement les grandes aspirations. Natalia n’écoutait pas son père. D’ailleurs, la bataille de Tannenberg, elle l’avait si souvent entendu raconter qu’elle finissait par se demander si elle n’y avait pas bel et bien participé. Margont l’intriguait. Il lui semblait différent des hommes qu’elle avait rencontrés jusque-là. Son père lui avait toujours donné des ordres. Ses courtisans, qui s’étaient montrés bien nombreux ces dernières années, paraissaient tout aussi dirigistes. Ils n’entendaient rien de ce qu’elle leur disait et se bornaient à penser que son avis était toujours identique au leur. Et encore, cela concernait les meilleurs prétendants, ceux qui acceptaient l’idée que les femmes puissent avoir une opinion (avoir et non émettre). Le summum avait été atteint au début de la guerre. Elle avait vu défiler dans le palais un capitaine des hussards de la Garde, un vieux colonel d’infanterie, un lieutenant du régiment Preobrajenski (surtout, ne pas oublier de le féliciter d’être passé dans la Garde, lui avait répété cent fois sa mère) et un nombre étonnant d’aides de camp. D’ailleurs, elle trouvait stupide que ces derniers soient si nombreux. Puisque tous les régiments se

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