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Les proies de l'officier

Les proies de l'officier

Titel: Les proies de l'officier Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Armand Cabasson
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presse puisqu’elle se considère comme incompétente pour juger les journaux et ne se mêle jamais de rien. Ça ce sont des républicains ! Maintenant, il faudrait censurer la censure.
    Fanselin s’intéressait également au sujet.
    — La seule chose qui soit intéressante à lire reste les bulletins de la Grande Armée.
    Piquebois eut une moue sceptique.
    — Certes, j’aime lire les bulletins, mais la vérité est déformée par la propagande. Il y a les ennemis morts sur le champ de bataille et ceux morts sur la page du bulletin et ces derniers sont souvent bien plus nombreux.
    — « La plume est plus forte que l’épée », ironisa Margont.
    — C’est vrai que, dans les bulletins, tout a l’air facile, surenchérit Saber. On vous annonce qu’on a enfoncé les Autrichiens par-ci, et les Prussiens par-là... Certes, certes. Mais on ne raconte pas à quel point ce fut difficile ni à quel prix ce fut payé.
    Fanselin leva les mains pour concéder.
    — Je sais, je connais l’expression « Menteur comme un bulletin ». Mais j’aime les bulletins de la Grande Armée parce que j’y ai été cité à propos de la bataille d’Essling. Et ce fut ce bulletin qui m’ouvrit ultérieurement la porte des lanciers rouges. Ce que j’apprécie aussi, c’est qu’on ressent quelque chose en les lisant : une émotion, un enthousiasme, voire une exaltation ! L’armée française qui enfonce l’armée autrichienne, c’est quand même quelque chose ! Et tant pis si on prétend que vingt mille Russes ont fini au fond d’un étang à Austerlitz alors qu’il n’y en a pas eu le quart.
    — Ce qui est bien dommage..., murmura le comte.
    Margont, fou de joie, désignait Fanselin.
    — Bien parlé ! Si on écrit, c’est pour créer une émotion chez le lecteur ! Les mots luttent contre l’insipidité du quotidien.
    — Alors on se demande pourquoi les journaux qui restent existent encore, fit remarquer Saber.
    — Pourquoi dites-vous cela ? interrogea le comte tandis que, au grand dam des Français qui s’attendaient au dessert, les domestiques apportaient des poussins au paprika à raison de trois par personne.
    Margont fixait les petits volatiles déposés devant lui. Il ne les avait pas entamés et se sentait déjà repu jusqu’à la nausée. Un capitaine de l’armée française vaincu par trois poussins, quelle tristesse...
    — La censure est telle que tous les journaux disent la même chose de la même façon, à savoir : tout ce que fait l’État est admirable, expliqua-t-il. C’est l’alléluia impérial quotidien.
    — Ils devraient imprimer tous les jours le même gros titre : « Formidable ! », proposa Piquebois.
    Natalia paraissait déçue lorsqu’elle déclara à Margont :
    — Votre projet s’annonce difficile...
    — J’ai déjà réfléchi à ce problème. En attendant que la censure devienne moins étouffante, je pourrais lancer un mensuel des arts et spectacles. Il y aurait des critiques littéraires, des commentaires sur les pièces de théâtre... Et en tournant adroitement certaines phrases sur ces sujets, on pourrait discrètement revenir à la politique par la bande...
    Saber était hilare.
    — Un journal uniquement rempli de critiques littéraires et de comptes rendus sur les pièces de théâtre ? Quelle idée ! Et pourquoi pas des recettes de cuisine aussi ?
    — En effet, pourquoi pas ? rétorqua Margont tout en adressant un sourire complice à Natalia qui foudroyait du regard un Saber toujours en plein fou rire.
    — Ne l’écoute pas, Quentin, conseilla Piquebois. Quand ton journal paraîtra, Irénée viendra régulièrement te demander pourquoi la première page ne parle pas de lui.
    — En tout cas, vous voyez, le simple fait de parler d’un journal a le don de provoquer des débats et donc de stimuler la liberté d’expression, conclut Margont.
    Durant le reste du repas, le comte reprit la parole, persuadé que ses invités attendaient avec impatience la suite de l’histoire de la famille Valiouski. Lorsque le dessert arriva, ce fut sur un plateau d’argent porté par deux domestiques. Les Français contemplaient avec hésitation les brioches dorées ou meringuées et les gâteaux épicés au miel. Natalia, percevant leur trouble, déclara :
    — N’oubliez pas qu’après le repas, vous avez encore l’armée russe tout entière à engloutir.
    Le regard du comte se fit lourd de reproches à l’égard de son épouse. Voilà

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