Les proies de l'officier
vaincus ? Qu’ont donc gardé les conquistadores de la culture des Aztèques et de celle des Incas ? À part des esclaves, des terres et l’or obtenu par la fonte de leurs bijoux, je ne vois pas.
— Eh bien peut-être sont-ils justement passés à côté du plus précieux. Comme les pies, ils se sont jetés sur ce qui brillait.
— Et que connaissez-vous donc de la culture russe ou polonaise ? Ah, vous allez me dire que les moujiks dansent accroupis en lançant leurs jambes en avant, que les popes ont de longues barbes amusantes, qu’on se déplace en traîneaux l’hiver et que les clochers des églises ont des toits décidément bien bizarres... Alors si c’est ça, la culture russe, d’après vous...
— Tout cela en fait partie, en effet. Mais un élément essentiel de cette culture me paraît être la ténacité. Lors d’un combat, j’ai vu une rangée entière de Russes s’effondrer sous la fusillade de notre compagnie. Il ne restait plus que trois soldats debout. Croyez-vous qu’ils se soient rendus ? Pas du tout, ils se sont battus au corps à corps avec acharnement comme s’ils s’étaient trouvés au beau milieu de leur bataillon, tassés les uns contre les autres pour nous faire face. Et cette combativité russe, on la retrouve un peu chez vous.
Son interlocutrice cligna des yeux. Jamais on ne lui avait parlé ainsi. Sa mère avait remarqué son trouble, mais, maîtrisant mal le français, elle n’en avait pas bien saisi la raison. Croyant que sa fille avait été choquée par l’évocation virile de quelque exploit belliqueux, elle s’empressa de déclarer :
— La guerre est une terrible chose. Mieux vaut ne pas en parler.
Piquebois se raidit sur sa chaise.
— Comme vous avez l’art de bien résumer les choses et de régler adroitement les problèmes les plus difficiles, comtesse.
La comtesse lui sourit poliment pour le remercier de ce compliment dont l’ironie acerbe lui échappait complètement. Elle décréta qu’il était temps de passer à table et se leva. Son mari lui prit le bras. Fanselin fit de même avec Natalia, privilège de la Garde oblige... Tandis qu’ils gagnaient la salle à manger, Saber murmura à Margont :
— On tente de séduire la jeune comtesse ? Un château et un titre de comte pour le prix d’une alliance, on amortit plutôt bien ses frais. C’est pitoyable ! Et te voir te vanter ainsi de tes exploits militaires...
— Mais mon cher Irénée, c’est ta propre histoire que tu m’attribues là...
— Pitoyable !
*
* *
La salle à manger, démesurée, était décorée de tapisseries représentant des forêts impénétrables ou des cascades dans lesquelles se baignaient des ondines. Les Russes excellaient dans l’utilisation du verre de couleur dans les luminaires. Ainsi, le verre émeraude de la tige du lustre créait avec les cristaux un jeu de lumière qui se mêlait harmonieusement aux tons des tapisseries. La nappe était vert sombre et l’on retrouvait cette couleur sur le pourtour des assiettes et sur les armoiries du comte. Celles-ci, une tête d’ours argentée sur fond sapin, se trouvaient représentées au centre de chaque plat, ciselées sur les verres en cristal et gravées sur les couverts en argent. La construction du château, étape par étape, était peinte sur de grands vases en porcelaine qui alternaient avec des vases en cristal à trépied. Margont remarqua que, par une subtile disposition des glaces et des lustres, on obtenait un éclairage intense, ce qui était le cas ce soir-là, alors qu’en éteignant seulement quelques bougies, la lumière pouvait devenir intime. Le comte et son épouse prirent place aux deux extrémités de la table. Le comte fit asseoir Margont à sa droite et sa fille à sa gauche. La comtesse, Fanselin à sa droite et Piquebois à sa gauche. Saber siégeait entre Fanselin et Natalia et Lefine, en face de Saber. Margont apprécia le confort des chaises qui n’avaient rien à voir avec le style Empire, mélange d’influences antiques gréco-romaines et de grandeur militaire. Comment l’Empereur pouvait-il apprécier ces lignes trop géométriques et ces arêtes irritantes que les rabots se refusaient à adoucir ? Enfin, si cette esthétique piétinait le fonctionnel, elle avait au moins le mérite de le faire avec panache.
Le comte dit les grâces et le repas débuta par un immense plateau de zakouski, ces traditionnels amuse-gueule et hors-d’oeuvre variés. Il y
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