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Les proies de l'officier

Les proies de l'officier

Titel: Les proies de l'officier Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Armand Cabasson
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avaient leur façon bien à elles de galoper d’un cerveau à l’autre, de perturber l’arrière-garde pour enflammer l’instant d’après l’avant-garde. C’étaient de pétillants feux follets qui bondissaient d’un esprit trop bavard à une tête trop crédule avant d’effrayer le chef du corps d’armée en personne. Aujourd’hui dans une pensée, demain dans toute l’armée. Maintenant dans les plaines de Russie, dans trois semaines au théâtre à Paris. Par quelle magie ? Nul ne le savait. Margont tendit l’oreille et fit une belle récolte. La grande bataille tant désirée allait avoir lieu, car les généraux russes, excédés de reculer, s’étaient révoltés et, de colère, avaient pendu leur Tsar. Il n’y avait plus d’armée russe, on les avait presque tous tués à Austerlitz et on avait exterminé les survivants à Eylau, à Friedland et à Smolensk. On poursuivait donc un fantôme. Il allait enfin y avoir l’affrontement général dans moins de trois jours, c’était obligatoire, car les Russes, ruinés et désespérés, ne pouvaient plus battre en retraite. Mais cette rumeur-là, on l’entendait tous les jours depuis qu’on avait passé le Niémen, deux mois auparavant... Autre opinion à la mode : Alexandre se repliait tant et si bien que cette campagne finirait aux Indes. Margont sourit intérieurement en imaginant cette scène extravagante. Napoléon connaîtrait-il le même sort qu’Alexandre le Grand, voyant ses soldats se mutiner sur les bords du Gange et refuser de poursuivre leur étonnante série de conquêtes ? Ou, au contraire, les contemplerait-il se massant dans toutes les embarcations possibles pour s’empresser d’ajouter l’autre rive à l’Empire ? Il pourrait alors s’exclamer : « Me voilà plus grand encore que le grand Alexandre ! »
    Hormis les rumeurs, les conversations étaient intarissables – le matin seulement, quand on ne se sentait pas encore trop fatigué. Le problème, c’est que chaque soldat avait déjà eu le temps de raconter à ses voisins sa vie entière, détails et fabulations inclus. Un sergent balafré aux moustaches tombantes proposa d’attaquer les contingents prussiens et autrichiens « histoire de ne pas perdre la main ». Sa boutade souffla un vent d’hilarité sur le bataillon. Margont se demanda si cette impulsion serait suffisante pour créer une rumeur et, si oui, s’il ne devait pas consigner les modalités de naissance de ces singuliers phénomènes climatiques psychiques. Saber réprimanda vivement le sergent. Quelques minutes plus tard, on vit ce dernier courir le long de la colonne, le fusil brandi à bout de bras et le visage écarlate, répétant inlassablement entre deux respirations : « Vive nos amis les Prussiens ! Vive nos amis les Autrichiens ! » Lefïne rejoignit Margont.
    — Alors, Fernand ? Tes hommes ont-ils du nouveau ?
    — Ils ne voient que la route qui poudroie et l’herbe qui ondoie.
    — Très amusant. Et au sujet de von Stils ?
    — Deux de mes amis le recherchent activement.
    — Bien. Où est passé ton sac ?
    Lefine exhiba une paire de dés qu’il embrassa.
    — Le voltigeur Denuse me le porte pendant quinze jours, puis ce sera au tour du maréchal des logis Petit. À moins qu’ils ne se fassent tuer, ce qui serait un geste de mauvais perdant.
    — Tu jongles sans cesse avec les astuces, les gens et les règlements. Un jour, cela finira mal.
    — De toute façon, la vie elle-même finit toujours mal.
    Lefine désigna ses chaussures. Elles étaient usées et percées. Un vagabond n’en aurait pas voulu.
    — Ça m’étonnerait que mes semelles arrivent à Moscou.
    — Tant que ce ne sont que les chaussures qu’on abandonne dans la plaine...
    — Vous avez l’art de remonter le moral des troupes, mon capitaine. Vous n’allez plus ramasser vos brebis égarées pour les ramener sur le droit chemin de Moscou ?
    — Le berger est fatigué, soupira Margont.
    — Je vous comprends. Il paraît que l’Empereur veut faire fusiller tous les maraudeurs pour l’exemple. Autant dire à une moitié de l’armée d’exécuter l’autre.
    — Le pire, c’est qu’on n’est même pas certain que ce serait la bonne moitié qui parviendrait à fusiller l’autre.
    Un cavalier dévala une colline et lança sa monture au galop pour rejoindre la colonne. Il avait superbe allure avec son dolman jaune et son casque doré à chenille noire et plumet blanc. Saber se

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