Les proies de l'officier
des pétales de roses séchés ! Maria lui en avait parlé comme on avoue un secret à quelqu’un pour lui témoigner sa confiance. Elle avait aussitôt ajouté en se dandinant qu’elle ne le ferait jamais lire à quiconque, pas même à lui. Comme s’il avait eu l’intention de s’intéresser à ces enfantillages ! Ce n’était qu’après coup, juste après l’avoir tuée, qu’il s’était souvenu de ce lieutenant qui avait déboulé au galop devant eux et l’avait salué en lançant : « Mon colonel, un pli urgent pour vous ! » Le bougre d’idiot ! Il avilit pourtant clairement désigné son remplaçant pour la journée ! Il n’avait dit à personne où il se rendait, ce lieutenant avait dû battre la campagne pour le retrouver. Le crétin ! Il avait bien vu que son colonel était en civil et en galante compagnie. Le lieutenant avait chèrement payé sa maladresse. À Ostrowno, il l’avait inlassablement envoyé porter des missives sans grand intérêt en première ligne. Ce jeune officier avait fini par se faire hacher par la mitraille. Et le message qu’il portait disait en gros : « Attention à l’artillerie ennemie. »
S’il n’avait pas été envahi par cette rage tandis qu’il poignardait Maria, il aurait pensé à lui faire avouer où était caché son carnet avant de l’achever ! Ses émotions et ses envies empiétaient parfois dangereusement sur sa raison.
Résultat : maintenant, on l’espionnait. Il avait donc décidé de ne plus tuer jusqu’à la fin de la campagne. Ensuite, il serait muté quelque part et là... À Smolensk, il n’avait pas pu s’empêcher de frapper à nouveau, mais il lui fallait désormais impérativement se tenir tranquille. Ceux qui le surveillaient finiraient bien par se lasser. Cependant, malgré ses résolutions, il n’était pas certain de pouvoir se refréner aussi longtemps.
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Le 4 e corps reçut l’ordre de passer le Dniepr. Margont dut se résoudre à faire ses adieux à la famille Valiouski tandis que le colonel d’un autre corps prenait déjà possession des lieux. Alors qu’il montait en selle, il aperçut le vieux domestique de la comtesse Sperzof. Il se pressait aussi vite que son âge le lui permettait. Ses joues se gonflaient et se dégonflaient au rythme de son essoufflement.
— Monsieur capitaine... il manque...
Le serviteur ferma les yeux comme s’il allait s’effondrer raide mort aux sabots du cheval de Margont. Ayant retrouvé un peu de souffle, il déclara :
— Monsieur capitaine, il manque... une bague. La comtesse avait la bague hier soir, la bague du comte avec le signe de la famille : les deux oiseaux.
— On lui a volé sa chevalière ?
Margont plongea sa main dans sa poche, mais le domestique l’arrêta.
— Pas de pièce. Si vous voulez remercier, arrêtez celui qui a fait ça et repartez en France. Tous.
— Je trouverai cet homme. Le reste ne dépend pas de moi.
Le vieil homme avait l’air désemparé.
— Pourquoi tout ça sur elle ? OEufs, thé...
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Le domestique repartit avec ses peurs et ses questions. Margont se tourna vers Lefine.
— Mais je sais pourquoi il a dérobé la chevalière. Il voulait garder un souvenir. Comme quand on conserve le menu d’un mariage pour se remémorer un grand moment de plaisir.
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Napoléon et son entourage s’interrogeaient. Il ne restait que cent cinquante mille hommes dans la Grande Armée. On fusillait sans cesse les pillards jusqu’à s’en faire mal aux bras, mais en vain. La faim, la fatigue et le découragement l’emportaient et, chaque jour, des soldats disparaissaient. L’Empereur avait profité de la halte à Smolensk pour remettre un peu d’ordre dans ce chaos d’armée. Fallait-il continuer ?
Le maréchal Berthier, l’ami intime, le confident de l’Empereur, désirait que l’on en reste là. Assez de toutes les terres conquises jusqu’à présent pour l’année 1812. L’armée prendrait ses quartiers d’hiver et poursuivrait la guerre en 1813. D’autres voulaient faire cesser cette campagne. Ils déclaraient ne pas en voir l’utilité. C’était une façon très courtisane de ne pas livrer le fond de leur pensée : pour eux, Napoléon menait cette guerre parce qu’il lui était désagréable de partager une part du trône de l’Europe avec Alexandre. Murat alla jusqu’à s’agenouiller pour implorer l’Empereur de renoncer à Moscou, car cette ville
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