Les rêveries du promeneur solitaire
milieu d'eux. Leur société même pourrait me plaire tant
que je leur serais parfaitement étranger. Livré sans contrainte à
mes inclinations naturelles, je les aimerais encore s'ils ne
s'occupaient jamais de moi. J'exercerais sur eux une bienveillance
universelle et parfaitement désintéressée : mais sans former
jamais d'attachement particulier, et sans porter le joug d'aucun
devoir, je ferais envers eux librement et de moi-même tout ce
qu'ils ont tant de peine à faire incités par leur amour-propre et
contraints par toutes leurs lois. Si j'étais resté libre, obscur,
isolé, comme j'étais fait pour l'être, je n'aurais fait que du
bien : car je n'ai dans le coeur le germe d'aucune passion
nuisible. Si j'eusse été invisible et tout- puissant comme Dieu,
j'aurais été bienfaisant et bon comme lui. C'est la force et la
liberté qui font les excellents hommes. La faiblesse et l'esclavage
n'ont jamais fait que des méchants. Si j'eusse été possesseur de
l'anneau de Gygès, il m'eût tiré de la dépendance des hommes et les
eût mis dans la mienne. Je me suis souvent demandé, dans mes
châteaux en Espagne, quel usage j'aurais fait de cet anneau ;
car c'est bien là que la tentation d'abuser doit être près du
pouvoir. Maître de contenter mes désirs, pouvant tout sans pouvoir
être trompé par personne, qu'aurais-je pu désirer avec quelque
suite ? Une seule chose : c'eût été de voir tous les
coeurs contents. L'aspect de la félicité publique eût pu seul
toucher mon coeur d'un sentiment permanent, et l'ardent désir d'y
concourir eût été ma plus constante passion. Toujours juste sans
partialité et toujours bon sans faiblesse, je me serais également
garanti des méfiances aveugles et des haines implacables ;
parce que, voyant les hommes tels qu'ils sont et lisant aisément au
fond de leurs coeurs, j'en aurais peu trouvé d'assez aimables pour
mériter toutes mes affections, peu d'assez odieux pour mériter
toute ma haine, et que leur méchanceté même m'eût disposé à les
plaindre par la connaissance certaine du mal qu'ils se font à
eux-mêmes en voulant en faire à autrui. Peut-être aurais-je eu dans
des moments de gaieté l'enfantillage d'opérer quelquefois des
prodiges : mais parfaitement désintéressé pour moi-même et
n'ayant pour loi que mes inclinations naturelles, sur quelques
actes de justice sévère j'en aurais fait mille de clémence et
d'équité. Ministre de la Providence et dispensateur de ses lois
selon mon pouvoir, j'aurais fait des miracles plus sages et plus
utiles que ceux de la légende dorée et du tombeau de Saint-Médard.
Il n'y a qu'un seul point sur lequel la faculté de pénétrer partout
invisible m'eût pu faire chercher des tentations auxquelles
j'aurais mal résisté, et une fois entré dans ces voies d'égarement,
où n'eussé-je point été conduit par elles ? Ce serait bien mal
connaître la nature et moi-même que de me flatter que ces facilités
ne m'auraient point séduit, ou que la raison m'aurait arrêté dans
cette fatale pente. Sûr de moi sur tout autre article j'étais perdu
par celui-là seul. Celui que sa puissance met au-dessus de l'homme
doit être au-dessus des faiblesses de l'humanité, sans quoi cet
excès de force ne servira qu'à le mettre en effet au-dessous des
autres et de ce qu'il eût été lui-même s'il fût resté leur égal.
Tout bien considéré, je crois que je ferai mieux de jeter mon
anneau magique avant qu'il m'ait fait faire quelque sottise. Si les
hommes s'obstinent à me voir tout autre que je ne suis et que mon
aspect irrite leur injustice, pour leur ôter cette vue il faut les
fuir, mais non pas m'éclipser au milieu d'eux. C'est à eux de se
cacher devant moi, de me dérober leurs manoeuvres, de fuir la
lumière du jour, de s'enfoncer en terre comme des taupes. Pour moi
qu'ils me voient s'ils peuvent, tant mieux, mais cela leur est
impossible ; ils ne verront jamais à ma place que le Jean
Jacques qu'ils se sont fait et qu'ils ont fait selon leur coeur,
pour le haïr à leur aise. J'aurais donc tort de m'affecter de la
façon dont ils me voient : je n'y dois prendre aucun intérêt
véritable, car ce n'est pas moi qu'ils voient ainsi.
Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que
je n'ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est
gêne, obligation devoir, et que mon naturel indépendant me rendit
toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui
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