Les rêveries du promeneur solitaire
veut
vivre avec les hommes. Tant que j'agis librement je suis bon et je
ne fais que du bien ; mais sitôt que je sens le joug, soit de
la nécessité soit des hommes, je deviens rebelle ou plutôt rétif,
alors je suis nul. Lorsqu'il faut faire le contraire de ma volonté,
je ne le fais point, quoi il arrive ; je ne fais pas non plus
ma volonté, parce que je suis faible. Je m'abstiens d'agir :
car toute ma faiblesse est pour l'action, toute ma force est
négative, et tous mes péchés sont d'omission, rarement de
commission. Je n'ai jamais cru que la liberté de l'homme consistât
à faire ce qu'il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu'il ne veut
pas, et voilà celle que j'ai toujours clamée, souvent conservée, et
par qui j'ai été le plus en scandale à mes contemporains. Car pour
eux, actifs, remuants, ambitieux, détestant la liberté les uns des
autres et n'en voulant point pour eux-mêmes pourvu qu'ils fassent
quelquefois leur volonté, ou plutôt qu'ils dominent celle d'autrui,
ils gênent toute leur vie à faire ce qui leur répugne n'omettent
rien de servile pour commander. Leur tort n'a donc pas été de
m'écarter de la cité comme un membre inutile, mais de m'en
proscrire comme un membre pernicieux : car j'ai peu fait de
bien, je l'avoue, mais pour du mal, il n'en est entré dans ma
volonté de ma vie, et je doute qu'il y ait aucun homme au monde qui
en ait réellement moins fait que moi.
Septième Promenade
Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé, et déjà je
sens qu'il touche à sa fin. Un autre amusement lui succède,
m'absorbe, et m'ôte même le temps de rêver. Je m'y livre avec un
engouement qui tient de l'extravagance et qui me fait rire moi-même
quand j'y réfléchis ; mais je ne m'y livre pas moins, parce
que dans la situation où me voilà, je n'ai plus d'autre règle de
conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte. Je ne
peux rien à mon sort, je n'ai que des inclinations innocentes et
tous les jugements des hommes étant désormais nuls pour moi, la
sagesse même veut qu'en ce qui reste à ma portée je fasse tout ce
qui me flatte, soit en public soit à part moi, sans autre règle que
ma fantaisie, et sans autre mesure que le peu de force qui m'est
resté. Me voilà donc à mon foin pour toute nourriture, et à la
botanique pour toute occupation. Déjà vieux j'en avais pris la
première teinture en Suisse auprès du docteur d'Ivernois, et
j'avais herborisé assez heureusement durant mes voyages pour
prendre une connaissance passable du règne végétal. Mais devenu
plus que sexagénaire et sédentaire à Paris, les forces commençant à
me manquer pour les grandes herborisations, et d'ailleurs assez
livré à ma copie de musique pour n'avoir pas besoin d'autre
occupation j'avais abandonné cet amusement qui ne m'était plus
nécessaire ; j'avais vendu mon herbier, j'avais vendu mes
livres, content de revoir quelquefois les plantes communes que je
trouvais autour de Paris dans mes promenades. Durant cet intervalle
le peu que je savais s'est presque entièrement effacé de ma
mémoire, et bien plus rapidement qu'il ne s'y était gravé.
Tout d'un coup, âgé de soixante-cinq ans passés, privé du peu de
mémoire que j'avais et des forces qui me restaient pour courir la
campagne, sans guide, sans livres, sans jardin, sans l'herbier, me
voilà repris de cette folie, mais avec plus d'ardeur encore que je
n'en eus en m'y livrant la première fois, me voilà sérieusement
occupé du sage projet d'apprendre par coeur tout le Regnum
vegetabile de Murray et de connaître toutes les plantes connues sur
la terre. Hors d'état de racheter des livres de botanique, je me
suis mis en devoir de transcrire ceux qu'on m'a prêtés et résolu de
refaire un herbier plus riche que le premier, en attendant que j'y
mette toutes les plantes de la mer et des Alpes et de tous les
arbres des Indes, je commence toujours à bon compte par le mouron,
le cerfeuil la bourrache et le séneçon ; j'herborise savamment
sur la cage de mes oiseaux et à chaque nouveau brin d'herbe que je
rencontre je me dis avec satisfaction : voilà toujours une
plante de plus. Je ne cherche pas à justifier le parti que je
prends de suivre cette fantaisie, je la trouve très raisonnable,
persuadé que dans la position où je suis, me livrer aux amusements
qui me flattent est une grande sagesse, et même une grande
vertu : c'est le moyen de ne laisser germer dans mon coeur
aucun levain de
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