Les révoltés de Cordoue
faire
recenser. Ton épouse n’aura sans doute aucun problème à laisser le malade juste
le temps qu’il faut pour effectuer cette démarche.
Y aurait-il un problème ? La question vint assaillir
Hernando dès qu’il se retrouva seul, à la fenêtre, à observer Rodrigo qui
dressait un cheval pommelé, insistant sur un exercice que l’animal n’arrivait
pas à exécuter correctement ; les gros éperons d’argent du cavalier
scintillaient sous le soleil de mars chaque fois que Rodrigo les enfonçait dans
les flancs du cheval. Fatima n’était pas encore son épouse. Karim avait été
catégorique : il y avait les deux mois d’idda accordés à Brahim, pendant
lesquels Hernando ne pouvait s’approcher d’elle. Et si Brahim obtenait assez
d’argent pour récupérer Fatima ?
Le coup d’éperon avec lequel Rodrigo châtia l’animal lorsque
celui échoua une fois de plus à faire l’exercice se planta autant dans la chair
d’Hernando que dans les flancs du cheval rebelle. Et si Brahim
réussissait ?
La nuit était tombée et il ne pouvait plus rentrer à
Cordoue. Quel prétexte aurait-il pu donner à la porte ? songeait Brahim.
Blotti dans les buissons, sur le chemin qui menait de l’auberge des Romains à
la ville par la porte de Séville, il regarda passer plusieurs marchands, tous
armés, qui se déplaçaient en groupe pour se protéger. Il s’était procuré un
poignard auprès d’un Maure avec qui il travaillait au champ ; Brahim
n’avait cessé d’insister auprès de lui.
— Fais attention, l’avait averti l’homme, si on
t’attrape avec, on t’arrêtera et je perdrai mon poignard.
Brahim était conscient de cela. Entrer à Cordoue avec une
arme cachée, perdu dans la foule qui revenait des champs, était relativement
simple, mais revenir la nuit, seul et armé, était plus que téméraire. En tout
cas, pour l’heure, le poignard ne lui servait pas à grand-chose. Au moindre
bruit de pas ou de monture, Brahim l’empoignait fermement. « Les
prochains, je leur saute dessus », se promettait-il après avoir laissé
échapper, caché dans les buissons, un autre groupe de marchands. Mais lorsque
finalement apparaissait sur le chemin ce nouveau groupe, la main de Brahim qui
tenait l’arme se mettait à transpirer à grosses gouttes et ses jambes, qui
auraient dû courir après les commerçants, ne lui obéissaient plus. Comment
pourrait-il affronter, seul, plusieurs hommes armés d’épées ? Alors, se
maudissant, il écoutait leurs rires et leurs discussions se perdre dans le
lointain. « Les suivants… », tentait-il de se convaincre, « les
suivants, ils ne m’échapperont pas ».
Il faillit se décider au passage de deux femmes flanquées de
plusieurs enfants qui se hâtaient vers Cordoue avec un panier de légumes, mais
aucune d’elles ne semblait porter le moindre bracelet, même en fer, aux
poignets ou aux chevilles. Et que ferait-il d’un panier de légumes ?
L’obscurité le surprit et le chemin devant lui disparut de
sa vue. Aucun autre marchand ne se risqua à braver le noir qui effaçait le
dessin de la route, et le silence tomba sur Brahim, écrasant sa lâcheté.
Des deux mois d’idda que lui avaient concédés les anciens
pour prouver qu’il pouvait entretenir Fatima, la moitié du délai était passée,
et Brahim n’avait pas réussi à économiser un seul réal de la somme qu’il
empochait aux champs. Plus encore, une partie de son salaire était destinée,
depuis le baptême de Shamir, à rembourser ce qu’on lui avait prêté pour la
cérémonie. Il était impossible de gagner de l’argent en travaillant, et tout
aussi impossible en essayant de le voler.
Le nazaréen allait récupérer Fatima. Et pourtant, même cette
perspective, qui torturait sans relâche sa conscience, ne réussissait pas à lui
insuffler le courage nécessaire pour risquer sa vie face à une poignée de
chrétiens, aussi peu armés fussent-ils.
Brahim connaissait la nouvelle situation d’Hernando. Aisha
avait été obligée de lui raconter pour les écuries royales, et quand elle avait
vu son époux se replier sur lui-même au lieu de réagir avec violence, la
panique l’avait envahie. À son tour, elle avait compris ce qui était en train
de se passer : Brahim allait perdre Fatima ; Brahim allait être
bafoué, humilié aux yeux de la communauté… Lui ! Le muletier de Juviles,
le lieutenant d’Abén Aboo ! À l’inverse, ce beau-fils, qu’il avait
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