Les révoltés de Cordoue
Autant qu’il haïssait celui qui avait tué,
croyait-il, sa famille. Que pouvait-il lui faire ? Elle imagina Hernando
l’insultant, et les coups de Brahim lui parurent plus cléments. C’était son
fils ! Le seul qui lui restait ! Elle ne pouvait pas le perdre !
Le matin suivant, après qu’Hernando se fut traîné une fois
de plus à la recherche du monfí, Aisha quitta elle aussi Cordoue par la porte
du Colodro. Elle marchait tête basse et portait un baluchon. Le soleil de la
fin août était toujours aussi lourd. Elle parcourut la lieue qui séparait la
ville de l’auberge du Montón de la Tierra, ainsi qu’elle l’avait fait ce
funeste matin. À la vue de l’établissement, la douleur l’assaillit au point de
presque lui paralyser les jambes et de l’empêcher de poursuivre son chemin. Et
si ça se passait mal ? Elle se tuerait, décida-t-elle sans hésiter.
Elle se souvint des quatre hommes du marquis de Casabermeja,
sortis de l’auberge pour enterrer le cadavre du monfí après que Brahim l’eut
assassiné et se fut enfermé avec Fatima dans la chambre du premier étage. Elle
lutta pour chasser de son esprit le regard lascif de son époux ; pour
oublier les paroles qu’il lui avait adressées en passant près d’elle, alors
qu’il emmenait la jeune femme : « Dis à ton fils le nazaréen que je
l’attends à Tétouan. S’il veut récupérer ses enfants, il devra venir les
chercher aux Barbaresques. » Les hommes du marquis ! C’était ça qui
l’intéressait, et elle s’efforça de se concentrer. Cependant, le regard
suppliant de Fatima l’implorant de ne rien dire à Hernando ressurgit à sa
mémoire avec une force inhabituelle.
Aisha s’arrêta, s’accroupit au bord du chemin, prit son
visage entre ses mains et éclata en sanglots. Hernando ! Shamir !
Fatima et les enfants !
Au bout d’un moment, elle parvint à se ressaisir. C’était sa
dernière chance.
— Les hommes du marquis, murmura-t-elle pour elle-même.
Ils étaient assez vite revenus à l’auberge. Ils n’avaient
emporté ni pelles ni outils, crut-elle se souvenir. Le cadavre du bandit
n’était sans doute pas loin. Elle balaya du regard les alentours de
l’établissement. Où pouvaient-ils l’avoir enterré ? Tandis qu’elle tâchait
de revivre la scène, elle leva les yeux vers le soleil ardent, comme s’il
pouvait l’aider. Où… ?
— Vous êtes sûrs que personne ne le trouvera ?
Les paroles du laquais du marquis, lorsque les hommes partis
enfouir le corps d’Ubaid étaient revenus, résonnèrent distinctement à ses
oreilles. Elle n’y avait alors pas prêté attention.
— Vous savez que Son Excellence désire que son cadavre
disparaisse ; personne ne doit savoir que ce n’est pas le monfí qui…
— Ne craignez rien, avaient répondu négligemment les
soldats. Là où on l’a laissé…
Laissé ! Ils avaient dit « laissé ». Les
soldats n’aimaient pas travailler, faire un effort. Elle marcha autour de
l’auberge, examinant les buissons. Non, pas là. Elle observa les arbres et
leurs racines, se rappelant ceux des Alpujarras dans les trous desquels pouvait
tenir un homme à cheval. Elle donna des coups de pied dans des monticules de
terre sèche et creusa même, avec une petite pelle qu’elle avait emportée dans
son baluchon, dans un tumulus qui lui sembla approprié. Il était largement plus
de midi et le soleil était de plomb. Aisha transpirait. À la fin elle tomba sur
un canal à sec abandonné. Elle observa son cours et son regard s’arrêta à
l’endroit où le petit canal en croisait un autre. Il était bouché par des
pierres. Elle n’eut aucune hésitation. Elle se hâta et n’eut qu’à pousser
quelques pierres avant de creuser la terre en dessous : l’odeur putréfiée
du cadavre l’assaillit. Le bandit était là !
Aisha essuya la sueur qui coulait sur son visage, se
redressa et regarda alentour. À cette heure de grosse chaleur, juste après
manger, il n’y avait personne dehors. Elle continua de déterrer le cadavre et
Ubaid apparut, identifiable, son cœur, arraché par Brahim, posé sur son ventre.
Elle le regarda un long moment. Puis elle sortit de son baluchon le délicat
voile blanc brodé de Fatima, l’embrassa tristement et le macula de terre sèche.
Elle l’avait retrouvé le lendemain de l’enlèvement, oublié lors du pillage de
leurs voisins chrétiens à côté d’un pot de fleurs brisé, et elle
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