Les révoltés de Cordoue
l’instant où je mouille ma plume dans l’encrier et
que je la fais glisser sur le papier. Les lettres surgissent avec une fluidité
et une perfection rarement atteintes auparavant. Je suis en train d’écrire ce
qui sera, je l’espère, un bel exemplaire du Coran. Les caractères éclosent,
bien proportionnés entre eux, et j’ai plaisir à colorier les points
diacritiques. Je vais aussi prier dans la mezquita, devant le mihrab des
califes. Et tu sais quoi ? Quand je me place là et que je murmure les
prières, il m’arrive une chose semblable au spectacle que nous voyons ce
soir : comme toutes ces étoiles, je vois briller les éclats de l’or et des
marbres avec lesquels ce lieu sacré fut construit. Pourtant, j’ai épousé une
chrétienne. Ma femme… Rafaela est douce, aimante et discrète. C’est une
merveilleuse mère.
À ce moment-là, le regard d’Hernando se perdit dans le ciel
étoilé. L’image de Rafaela se présenta à son esprit. La jeune fille maigre et
tremblante avait mûri, et elle était désormais une vraie femme : après la
naissance des enfants, sa poitrine était devenue généreuse et ses hanches
s’étaient élargies. Munir ne voulut pas interrompre des pensées qui semblaient
se diriger vers cette femme, maîtresse du cœur de son compagnon.
— Et il y a aussi les enfants, ajouta Hernando avec un
sourire. Ils sont toute ma vie, Munir. J’ai passé beaucoup d’années, plus de
quatorze, sans entendre le rire d’un enfant, sans sentir le contact de cette
petite main fragile qui cherche protection dans la mienne, sans observer dans
ses yeux, innocents et sincères, tout ce qu’il n’ose ou ne sait pas dire. Leur
seul visage est la plus belle des poésies. Nous avons eu si mal à la mort de
notre troisième petit, qui ne marchait pas encore. J’avais déjà perdu deux
enfants, mais celui-ci, j’ai vu sa vie s’éteindre entre mes mains sans n’avoir
rien pu faire pour l’en empêcher. J’ai senti un vide immense : pourquoi
Dieu emmenait-il cet innocent ? Pourquoi me châtiait-il une fois
encore ? Ce n’était pas le premier enfant qu’il m’arrachait cruellement,
mais Rafaela… Elle était détruite. J’ai dû me battre pour elle, Munir. Même si
une partie de moi est morte aussi avec ce petit, j’ai dû montrer une grande
force pour aider mon épouse à surmonter cette épreuve. Depuis, Rafaela n’a plus
été enceinte. Mais à présent Allah nous a bénis : nous attendons un nouvel
enfant !
Le regard d’Hernando se perdit de nouveau dans le ciel
étoilé. Rafaela et lui avaient tant souffert pendant l’agonie de leur troisième
enfant, chacun priant son dieu en silence. Ils avaient été à ses côtés jusqu’à
son dernier souffle. Ils l’avaient pleuré ensemble, l’avaient enterré ensemble
selon les rites chrétiens, plongés dans le désespoir ; ensemble ils
étaient rentrés chez eux, l’un soutenant l’autre. Rafaela, ravagée par les
larmes, s’était écroulée une fois qu’ils s’étaient retrouvés seuls. Il avait
fallu du temps avant que son sourire revienne, que ses chansons envahissent
encore la maison. Puis, peu à peu, les deux autres enfants et la présence
d’Hernando avaient réussi à faire renaître la joie sur son visage. Hernando se
rappelait ces tristes mois avec douleur, mais aussi avec un intime
orgueil : ils avaient tous deux surmonté cette tragédie, et leur union,
qui avait débuté sur une base étroite, s’en était vue renforcée. Seuls deux
points n’avaient pas changé depuis ces débuts froids et lointains :
Rafaela continuait de respecter la bibliothèque, où elle savait qu’il écrivait
en arabe ; et Hernando, en dépit de leur décision de dormir ensemble, se
pliait aux convictions de son épouse. Il n’essayait pas de lui faire oublier le
péché lorsqu’ils avaient des relations sexuelles. À sa surprise, il avait
découvert une autre forme de plaisir : l’amour particulier avec lequel
elle l’accueillait la nuit, silencieuse, calme, sans passion, étrangère à la
jouissance de la chair. Rien ni personne ne pouvait souiller la beauté de leur
union.
— Et dis-moi, tes enfants, tu les éduques dans la foi
véritable ? Ton épouse connaît-elle tes croyances ? questionna Munir.
— Oui, elle les connaît, répondit-il. C’est une longue
histoire… Miguel, l’infirme qui a organisé ce mariage, lui avait tout raconté
avant. Elle… parle peu, mais nous nous comprenons du
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