Les Seigneurs du Nord
remarquant soudain les deux
têtes coupées et les cadavres déchiquetés.) Seigneur Dieu, qui a fait cela ?
— Ragnar.
— À l’église, dit-il en se signant. Et
efforce-toi d’essuyer tout ce sang sur ta cotte, Uhtred, nous sommes une
ambassade !
Je me retournai et vis une poignée de fugitifs
traverser les collines vers l’ouest. Ils allaient sans doute passer la rivière
en amont et rejoindre les cavaliers sur l’autre rive.
Ceux-là préviendraient Kjartan à Dunholm que
des ennemis étaient arrivés. En entendant parler de la bannière à l’aile d’aigle,
il saurait que Ragnar était revenu du Wessex.
Et peut-être que sur son piton rocheux, derrière
ses hauts murs, il aurait peur.
Je me rendis à l’église
à cheval avec Gisela. Beocca nous suivait à pied, mais il marchait lentement
malgré ses efforts.
— Attendez-moi ! criait-il. Attendez-moi !
Je n’attendis point. J’éperonnai ma monture et
le laissai à la traîne.
Il faisait sombre dans l’église, seulement
éclairée par une petite imposte au-dessus de la porte et quelques torches sur l’autel,
une simple table couverte d’un linge noir et posée sur des tréteaux. Le
cercueil de saint Cuthbert ainsi que les deux autres coffres de reliques
étaient posés devant, et Guthred était assis sur un tabouret de traite, accompagné
de deux hommes et d’une femme. C’étaient l’abbé Eadred et le père Hrothweard. La
femme était jeune, avec un joli visage joufflu, et enceinte. J’appris plus tard
que c’était Osburh, la reine saxonne de Guthred. Elle interrogea du regard son
époux qui restait coi. Une vingtaine de guerriers attendaient d’un côté, et
encore plus de prêtres et de moines de l’autre. Ils étaient en train de se
disputer, mais mon arrivée les fit taire.
Gisela me tenait le bras. Nous remontâmes la
travée jusqu’à Guthred, qui semblait incapable de me regarder ou de me parler. Il
ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Puis il regarda derrière moi, comme
si quelqu’un de moins menaçant allait arriver.
— Je vais épouser ta sœur, lui dis-je.
Il en resta bouche bée. Un moine s’avança
comme pour protester ; il fut retenu par un autre et je vis que les dieux
avaient été tout particulièrement bienveillants avec moi en ce jour, car c’étaient
Ida et Jænberht, les moines qui avaient négocié mon esclavage.
— La dame Gisela, dit un homme de l’autre
côté de l’église, est déjà mariée.
C’était un vieil homme trapu et grisonnant, vêtu
d’une courte tunique brune, une chaîne d’argent au cou. Il leva la tête d’un
air de défi quand je m’approchai.
— Tu es Aidan, dis-je. (Cela faisait
quatorze ans que j’avais quitté Bebbanburg, mais je le reconnaissais. C’était l’un
des gardes de mon père, chargé d’écarter les importuns de la grande salle, mais
la chaîne d’argent indiquait qu’il avait aujourd’hui un plus haut rang. Je la
soulevai du bout du doigt.) Et qu’es-tu, maintenant, Aidan ? demandai-je.
— Intendant du seigneur de Bebbanburg, grommela-t-il.
Il ne me reconnaissait pas. Comment l’aurait-il
pu ? j’avais neuf ans lorsque j’avais quitté Bebbanburg.
— Ce qui fait de toi mon intendant, alors,
répondis-je.
— Ton intendant ?
Il comprit alors qui j’étais et recula vers
deux jeunes guerriers, involontairement car il n’était point couard. C’était un
bon soldat en son temps, mais me revoir l’avait troublé. Il se reprit cependant
et m’affronta.
— La dame Gisela, répéta-t-il, est déjà
mariée.
— Es-tu mariée ? demandai-je à
Gisela.
— Non.
— Elle ne l’est point, déclarai-je à
Aidan.
Guthred se racla la gorge mais resta
silencieux alors que Ragnar et ses hommes entraient.
— La dame est mariée, dit une voix parmi
les clercs. (Je vis que c’était le frère Jænberht.) Elle est mariée au seigneur
Ælfric.
— Elle est mariée à Ælfric ? demandai-je,
faisant mine de l’apprendre à l’instant. À cette fiente de pou chiée par une
putain ?
Aidan donna un coup de coude à l’un des
guerriers qui tira son épée. L’autre en fit autant. Je leur souris et dégainai
très lentement Souffle-de-Serpent.
— Nous sommes dans la demeure de Dieu !
protesta Eadred. Rengainez vos épées !
Les deux jeunes hommes hésitèrent mais, comme
je n’avais pas bronché, ils gardèrent leurs épées tirées, sans pour autant oser
m’attaquer. Ils connaissaient ma
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