Les sorciers du ciel
était en quelque sorte de rigueur pour quiconque voulait, avant toute chose, se proclamer du Parti. Auboiroux n’avait d’ailleurs aucune raison de ne pas se conformer à la règle. C’était un communiste de toujours.
Il m’a bien des fois raconté comment, dans sa jeunesse, il était devenu d’abord révolutionnaire, puis communiste. Par sa famille, par sa première formation, il appartenait à ce qu’il est convenu d’appeler la tradition populaire chrétienne de notre pays. Il avait fait l’autre guerre de bout en bout : l’Yser, Verdun, le Chemin des Dames, toute la nomenclature. Cet antimilitariste poursuivi – et sans doute non sans raison légale – pour menées antinationales s’était tout de même payé le luxe d’une médaille militaire vingt-cinq ans plus tôt à l’occasion d’une opération qui l’avait amené à se servir de sa mitrailleuse jusqu’à épuisement de munitions. Le poilu bleu horizon classique, quoi. C’est, en fin de compte, le refus de l’injustice sociale qui avait fait de lui un communiste convaincu. On peut sourire en songeant à la désillusion de tous les Auboiroux le jour où ils se seraient trouvés devant la mise en œuvre d’un système qui ne semble pas se faire de la justice une idée aussi haute, aussi pure, aussi exigeante qu’eux. Mais rien ne permet d’affirmer qu’Auboiroux n’aurait pas subi ou accepté, comme tant d’autres aussi, le spectacle d’injustices qu’on lui aurait présentées comme provisoires, dans l’attente messianique de la Justice définitive. Auboiroux voulait être un communiste irréprochable.
Quand le bruit commença à circuler dans le camp que des cas de typhus avaient été relevés, l’état-major des vieux détenus prit des mesures draconiennes. Le typhus était leur terreur. Jacob Koefa, notre Kapo, obtint d’abord du Lagerführer, par des arguments mystérieux mais dont il se montrait très fier, que la chambre à gaz installée dans le bâtiment du crématoire fût mise à la disposition du Kommando pour une utilisation moins brutale que celle primitivement prévue. Au lieu d’enfourner dans la salle en question l’excédent de Juifs que les chambres débordées d’Auschwitz ne pouvaient plus absorber, on utiliserait le stock de gaz zyklon à désinfecter là, à une cadence plus rapide, les hardes, haillons et autres guenilles porteuses de poux qui s’accumulaient devant la cour de notre chalet. Cette première mesure prise, Jakob, s’avisant que la vermine se multipliait à une cadence inimaginable, eut l’idée de confier à deux Haftlingues du Kommando une besogne méticuleuse et délicate ; passer biquotidiennement au badigeon de crésyl la poignée de toutes les portes du camp pour tenter de rendre moins dangereux ces véhicules inattendus de poux meurtriers. Cette burlesque mission de confiance fut confiée à Auboiroux et à moi. C’est ainsi que, pourvus tous deux d’un Ausweiss rouge et d’un brassard de même couleur, nous pûmes aller et venir à loisir dans tout le territoire du royaume typhique, notre seau de crésyl d’une main, notre pinceau de l’autre.
Auboiroux ressemblait à ce personnage de Jerome K. Jerome qui, dans Trois hommes sur un bateau se découvrait une maladie nouvelle tous les matins. Il avait une peur affreuse des microbes, auxquels il croyait (ce en quoi non plus je ne partageais pas ses convictions) et professait pour la science médicale et pour les médications, tisanes, potions, onguents et autres drogues, cette sorte de respect, de fétichisme qui, jusqu’à la fin des temps, fera sans doute la fortune de tous les Diafoirus et docteur Enoch. Très sincèrement ce n’est pas sans beaucoup de courage qu’il avait accepté ce poste mais parce qu’il se rendait compte de l’immense avantage qu’il nous donnerait en nous permettant de rencontrer, tous les jours, les camarades disséminés dans le camp, au Revier en particulier. Pour le reste, c’est-à-dire le danger de la contamination, il prenait des précautions amusantes mais dans le fond, j’imagine qu’il s’en remettait tout de même un peu à sa bonne étoile – ou à la Providence comme on voudra.
Revêtu d’un de ces paletots courts qu’on appelle rase-pets, il circulait sans cesse, allant des uns aux autres, transmettant à celui-ci le message de celui-là, attirant l’attention d’un ami sur tel autre qui se mourait ailleurs. Quand l’épidémie atteignit son maximum, il se
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