Les sorciers du ciel

cette façon, je mis non plus douze jours mais treize pour achever ma toile de tente.
    Cependant, un remord me harcelait   : cette toile était, malgré tout, utilisable. Cela, je ne le voulais à aucun prix. Ayant donc étendu l’étoffe sur une table comme pour la bien plier, et saisissant le moment où le Stubendienst était à l’autre bout de la salle, je découpai dans la partie du milieu, qui n’avait ni boutons ni boutonnières, un superbe morceau que je transformai en musette. À la Libération, elle me permit de ramener mes affaires à la maison.
    *
    Le chanoine Lucien Hess abandonne son ami à la porte du Revier.
    — Je sais que tu souffres, mais ils vont t’arranger bien vite cet anthrax.
    Le Kapo ordonne au prêtre malade de se déshabiller.
    — Personne n’échappe à la douche   !
    Et plusieurs fois il crie   :
    — Allez le curé, un peu plus vite   ! Tu vas faire attendre les autres clients.
    Les « autres clients », une vingtaine, sont des évacués d’un Kommando de terrasse. Des « machines » inutilisables. Plusieurs s’effondrent, meurent sous la douche brûlante. L’un des déportés se retourne vers le prêtre   :
    — Monsieur l’abbé, une absolution s’il vous plaît.
    — Au nom du Père, du…
    Lorsque l’abbé, guéri, retrouva son block et raconta la scène, un de ses confrères conclut   :
    — Mon vieux, si t’avais eu une étole, on aurait pu dire   : « un rien l’habille ».

CHAPITRE XX

INTÉRIM
    Edmond Michelet, arrivé au début de l’automne 1943, sera le premier déporté laïc français « autorisé » à assister à la messe du block 26.
    — Tous les matins (218) l’ancien bourgmestre de Vienne, le vieux Schmitz, catholique pratiquant, se recueillait longuement avant l’appel, devant la façade « extérieure » de cet inaccessible lieu, saluait le Tabernacle qu’il devinait derrière cette façade, et s’en retournait résigné, comme un vagabond chassé de la porte d’un palais. Je m’efforçai moi-même l’après-midi du premier dimanche qui suivit ma sortie de quarantaine, d’entrevoir l’intérieur du sanctuaire par une ouverture donnant sur la cour du block 28. Je me faisais l’effet de ce personnage d’une affiche publicitaire de mon enfance   : un pauvre hère calmant sa faim à l’odeur appétissante qui lui vient de la cuisine d’une demeure cossue où l’on sait apprécier les mérites d’une sauce célèbre.
    Dès qu’il m’aperçut derrière mon carreau, un Pfarrer qui jouait de l’harmonium – car il y avait même un harmonium dans cette chapelle – vint me faire signe de déguerpir   : « Strengt verboten… » Puis, comme je faisais semblant de ne pas comprendre, il effectua un long détour par la cour pour m’inviter, sous menace, à circuler sans délai. Je fus recueilli par les prêtres polonais de la baraque voisine. Ces derniers n’avaient pas plus que nous, les profanes, accès à la chapelle. S’il arrivait à quelqu’un d’entre eux de vouloir s’y aventurer, il en était expulsé. À coups de poing parfois   : j’en ai été le témoin. C’est ainsi qu’à côté du pitoyable spectacle qu’offrait l’Église asservie du block 26, l’Église souffrante du block 28 faisait contraste par le réconfort qu’elle prodiguait. Ici, nous respirions ce que devait être l’atmosphère des catacombes sous Dioclétien. Les messes clandestines du dimanche avant l’aurore, dans les chambres surpeuplées de bagnards aux traits tirés, un dérisoire gobelet de fer tenant lieu de calice, une boîte à pastilles, de pauvre ciboire contenant les minuscules hosties   ; le prêtre officiant, par prudence, dans ses haillons de tous les jours sans le moindre ornement liturgique, tout cela avait une allure extraordinaire, une majesté saisissante. À chaque extrémité de la baraque, un camarade faisait le guet pour s’assurer qu’aucun S.S. ne viendrait, dans un excès de zèle, troubler la cérémonie nocturne comme cela s’était naguère produit, bien des fois, non sans carnage.
    Quand un chrétien, quelle que fût sa nationalité, était repéré par un des prêtres polonais, il était fraternellement invité à partager le banquet eucharistique du block 28. Exactement le contraire de ce qui se passait en face.
    Quand on est déporté, on conçoit qu’il faille subir en silence un certain nombre de servitudes. J’avais tout de même sur le cœur mon expulsion de la chapelle et