Les sorciers du ciel
pas destinées à garantir les précieux soldats de la Wehrmacht contre la pluie, la neige, et à les dérober aux yeux de l’ennemi ! On eut peut-être tort de compter, pour ces bons offices, sur le vieil aumônier de 1914.
Les instruments de notre travail nous furent distribués : aiguille, fil, dé, ciseaux et enfin la toile de tente, bariolée de vert, rouge, jaune. Chacun l’étala sur ses genoux, attacha les ciseaux à l’un des boutons de son vêtement et piqua l’aiguille sur ce vêtement car, s’il nous arrivait par malheur de la casser, nous devrions présenter les deux morceaux au Stubendienst pour en obtenir une autre. Le fil nous fut donné par quelques aiguillées qu’il fallait enrouler sur un morceau de papier.
Ces préparatifs terminés, l’étrange atelier se mit, tant bien que mal, à la besogne, tandis que les conversations particulières s’engageaient. Il fallait voir mes confrères transformés en « confectionneuses »… Pour moi qui n’ambitionnais point le titre de « petite main » et ne savais comment m’y prendre, je demandai conseil à mes voisins. Ce travail me parut au-dessus de mes capacités et pour m’encourager, je commençai par une lecture préparatoire et réconfortante. Je tirai de ma poche un livre emporté par précaution, dont le texte m’attirait singulièrement… Il traitait des batailles de Napoléon et, en particulier, de celle d’Iéna. Iéna ! que j’avais aperçu de loin quand j’étais à Buchenwald. Presque chaque jour, en ce temps encore proche, je contemplais avec une sorte de joie farouche le terrain où le grand empereur avait administré une si magistrale pile aux Allemands. Cette lecture passionnante me fit passer deux heures, tandis qu’à l’autre bout de la salle le surveillant était occupé, lui aussi, à lire puis à dormir.
Cependant, il fallait me décider à commencer ma tâche puisque j’avais accepté d’être travailleur « volontaire ».
Je pris mon aiguille et mis une bonne demi-heure à l’enfiler. À 11 heures 30, j’achevais triomphalement ma troisième boutonnière.
Quand le « chef » arriva vers moi, je lui tendis mon ouvrage.
— Comment ! s’écria-t-il ahuri. Trois boutonnières sur vingt-neuf ! Et cela en quatre heures ! Pas même une par heure. Vous n’avez pas travaillé !
— Monsieur, répondis-je paisiblement, vous n’arriverez sans doute pas à mon âge, mais si vous y atteignez, vous vous rendrez compte que les doigts sont gourds, qu’on enfile difficilement une aiguille, et qu’il est impossible de travailler aussi vite que les autres. Je le regrette, monsieur, mais je ne puis mieux faire.
— Cela ne peut durer ainsi, je vois bien que vous y mettez de la mauvaise volonté.
— Vous oubliez que mon âge me dispense de tout travail. Par conséquent, je puis m’en aller quand il me plaira et vous n’aurez rien à dire.
L’Allemand s’éloigna sans ajouter un mot… Ce fut seulement après douze jours, et non dix heures, que je remis au « chef » ma toile de tente. Je la glissai prudemment, après l’avoir soigneusement pliée, au milieu de toutes les autres. J’avais un motif sérieux de ne pas désirer l’étaler aux yeux du Stubendienst. On nous avait prescrit, après avoir surfilé les boutonnières, de faire un point d’arrêt solide pour qu’elles ne s’effilochent pas, ni ne s’agrandissent. Je fis un point d’arrêt. Seulement, au lieu de le faire à l’extrémité de la boutonnière, je le fis, au milieu, en réunissant les deux bords, de façon qu’il fut impossible d’y faire entrer aucun bouton. Quant aux boutons eux-mêmes, que nous devions assujettir en passant trois fois notre fil dans chaque trou puis dans la toile, j’exécutai la consigne, à ma façon : j’attachai par un fil simple le bouton à chaque trou du bouton, mais sans atteindre la toile. Ainsi, non seulement les boutons ne pouvaient entrer dans les boutonnières, mais ils tomberaient dès qu’on essayerait de s’en servir. Ma toile était inutilisable.
Pour la seconde qui me fut confiée, je fis plus attention car le Stubendienst, mis en défiance par mon inconcevable lenteur, venait souvent surveiller mon travail. Que faire pour le jouer encore ? L’histoire de Pénélope se présenta opportunément à ma mémoire et j’imitai cette femme sage et adroite : sitôt le « chef » un peu éloigné, je défaisais l’ouvrage que je venais de faire. De
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