Les sorciers du ciel
je n’eus de cesse que cet intolérable interdit ne fût levé. J’avais dit mon indignation à Léon Fabing et à Robert Müller ; mais ces deux curés lorrains sentaient le fagot et leur autorité était mince au block 26. On les mettait dans le même sac que les Français : c’étaient de dangereux indisciplinés. On soulignait le danger qu’aurait couru toute la communauté si les innombrables solliciteurs qui faisaient mine de vouloir assister aux offices s’étaient mis à envahir le local réservé, en contradiction avec l’ordre S.S. Sans compter que les colis arrivaient encore à cette époque chez les Prominents. Les paroissiens allemands n’oubliaient pas leur Pfarrer. Où serions-nous allés si tous les crève-la-faim du camp s’étaient subitement pris d’un accès de piété et trouvés au contact des réserves de vivres emmagasinées dans les placards de cet inabordable block 26 ? C’était bien assez que, pour jouir du tableau et se taper sur les cuisses à grands éclats de rire, les S.S., quand l’humeur leur en venait, livrassent au pillage des Russes affamés les colis accumulés par la prévoyance des trop riches curés. Conçoit-on pire dérèglement de l’ordre établi que ce saccage de biens légitimement acquis, somme toute ?
Peut-être ai-je tort de sembler conserver de la rancune à l’égard de ces malheureux curés allemands subjugués par la discipline. Mais il me faut bien souligner que ce n’est que lorsque nos curés français commencèrent à faire la police eux-mêmes à la porte de l’enceinte réservée que, progressivement, l’extravagant interdit prit fin ; alors l’entrée à la chapelle devint pratiquement libre.
Au cours de l’été 1944, il était devenu relativement facile, grâce à eux, d’aller au block 26. À la longue, les curés allemands finirent par tolérer la permanente insoumission de ces obstinés Français, insensibles aux impératifs du strengt verboten. En ce qui me concerne, la référence auprès d’eux de mon ami Diederich Hildebrand, le célèbre philosophe thomiste de Munich, dont j’avais favorisé la fuite aux États-Unis au cours de l’été 1940, avait fini par me valoir le privilège concédé au père Joos. J’eus ainsi l’inimaginable avantage de pouvoir participer tous les matins à l’émouvante demi-heure qui précédait le réveil réglementaire, avant même que les crieurs aient de loin hurlé dans leur porte-voix le lugubre appel : « Aufstehen ! Aufstehen ! »
Au block 24, le bon Georg Surowy, avait devancé l’heure. Il venait me secouer sur ma paillasse pour s’assurer que je ne manquerais pas le rendez-vous quotidien, auquel il avait deviné que j’étais attaché. L’idée de ressembler ainsi au trappiste réveillé pour chanter matines apportait une fantaisie dans l’automatique déroulement du règlement quotidien. Et la pensée que le frère carillonneur était ce rouge du « Frente popolar » ajoutait du pittoresque à la chose.
Dans la chapelle, serrés debout les uns contre les autres, les cinq ou six cents prêtres suivaient silencieusement les prières du célébrant. L’organisation avait réalisé là d’étonnantes performances ; la couleur liturgique par exemple, celle qui donne sa tonalité au jour qui s’annonce, était rigoureusement observée. L’office se déroulait dans un profond recueillement. Nous n’étions plus perdus dans une lointaine planète. Nous participions à la vie d’une Église, de l’Église…
… Une statue de la Vierge, avec l’accord de tous, fut disposée à droite de l’autel au cours du dernier hiver. Elle était l’œuvre d’un déporté qui avait mis très longtemps à l’achever, au prix de difficultés que nous n’avions aucune peine à imaginer. Taillée dans un bois de couleur claire, stylisée, elle pouvait figurer aussi bien l’Étoile du Matin que le Salut des Infirmes, la Consolatrice des Affligés que la Reine des Martyrs. Tout le monde se mit d’accord pour l’appeler Notre-Dame de Dachau. Ce nom disait tout à la fois.
*
En arrivant (219) au camp avec les détenus d’Eysses, Auboiroux avait fait inscrire par le Schreiber, sur sa fiche de Tzougangue : « ohne religion », sans religion. C’est ainsi que les communistes se signalaient, dès leur premier geste, à leurs camarades de la Schreibstube. Non pas qu’ils fussent les seuls à se prévaloir de ce titre, mais cette déclaration
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