Les sorciers du ciel
mit à distribuer aux nombreux diarrhéiques un charbon de bois qu’il avait eu ridée de fabriquer en faisant calciner à point nommé des pieds de tabourets subtilisés dans quelque coin de block à l’insu du Stubendienst. Il en bourrait les poches de son paletot, ce qui donnait à son allure un aspect plus cocasse encore. Il obligeait les malades à absorber son médicament, le leur introduisait dans la bouche, desserrant les dents quand c’était nécessaire et qu’ils n’avaient plus le courage de le faire eux-mêmes. Grâce à ce remède primitif, beaucoup d’entre eux purent s’en tirer. Tel fut mon cas.
J’avais en effet fini par attraper le typhus, comme tout le monde, ou presque. Un matin, à la sortie de la chapelle du block 26, Soulange-Bodin m’avait ramassé dans la neige et porté sur ses épaules à l’Antreten puis au Revier. Je me souviens confusément de mon entrée au block 3, dans la Stube dont Alex, le Luxembourgeois, était devenu l’infirmier. Il y avait là deux curés fort mal en point : l’abbé Cariou, de Douarnenez, et l’abbé Barré, de Saint-Brieuc. Un troisième était donné comme mourant, l’abbé Millot de Reims. Le docteur André Bohn, malgré les œdèmes qui rendaient énormes ses jambes et ses bras, s’était institué le toubib bénévole de cette salle qu’avait déjà abandonné son Pfleger, habituel, un garçon coiffeur de Cracovie, qui s’était défilé dès qu’il avait vu accroché sur la porte d’entrée l’écriteau réglementaire surmonté de la réjouissante tête de mort familière : « Lebensgefahr : typhus ! »
Je garde ensuite le souvenir d’une chute verticale, vertigineuse, tout au fond d’un puits qui n’en finissait pas, de la volonté résolue d’en regrimper tout de suite les parois, puis d’une nuit interminable, coupée de temps à autre par une clarté, le sourire inquiet d’un visage ami qui se penche sur moi : le docteur Roche, le cher Chanoine Daguzan, ami de ma jeunesse, Ravoux, Berthaud, le petit Fully, Auboiroux enfin.
La période critique terminée, quand je commençai à reprendre mes esprits, l’immobilité restant obligatoire à cause de maudites escarres qui rendaient intolérable le moindre déplacement, Auboiroux me demanda ce qui pourrait m’être agréable. Je ne devais sans doute pas avoir envie de grand-chose. Alors il eut une inspiration :
— Ça doit t’ennuyer, hein ! de ne plus pouvoir aller tous les matins à la chapelle ?
— …
— En tout cas, voilà : jusqu’à ce que tu puisses y revenir, j’ai décidé de m’y rendre à ta place. J’y ferai une demi-heure de planton. J’assurerai l’intérim, si tu veux…
C’est ainsi que pendant les jours qui suivirent, les curés du block 26 eurent la surprise de voir Auboiroux, le communiste français bien connu de la désinfection, monter la garde de l’amitié devant le tabernacle, revêtu de son inséparable paletot court, nuance moutarde, les poches bourrées du charbon de bois sauveur, le seau de crésyl à ses pieds.
CHAPITRE XXI
L’ORDINATION CLANDESTINE
DE KARL LEISNER
— Vous ne vouliez pas venir me voir ?
— Non ! Mais ma mère a insisté. Elle me trouvait pâle, un peu faible… et cette toux l’inquiétait.
— Vous n’avez pas de médecin attaché au séminaire ?
— Non !
Le radiologue de Munster consulta un fichier :
— Vous auriez dû venir plus tôt.
Pour la première fois, Karl Leisner regarde avec attention le médecin. La veille, en demandant rendez-vous, il avait plaisanté :
— J’ai vingt-quatre ans, j’étudie la théologie, mais je suis fort comme un lutteur. Ce ne sera qu’une formalité…
Le médecin se leva et tendit une carte postale au jeune homme.
— Voici Saint-Blasien en Forêt Noire. L’administrateur est un parent. Vous y serez très bien !
— Saint-Blasien ?
— C’est un sanatorium. Si vous suivez mes conseils, un séjour de dix mois vous mettra définitivement hors de danger, sinon…
— Mais je dois être ordonné prêtre dans six semaines.
— Disons dans dix mois.
*
Le 15 avril 1939, Karl Leisner quitta le séminaire. Dans le train, il nota sur un carnet ces questions :
— Le Seigneur veut-il encore de moi ?
— Vais-je retrouver la santé ?
— Combien de temps cela va-t-il durer ?
— Est-ce bien ça l’amour de Dieu ?
— Je dois…
Le train s’arrêtait à
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