Les sorciers du ciel

ils apprennent que le père Jacques ne la garde pas pour son profit propre, mais bien pour celui des Français, ils interrompent parfois leur aide. Parmi ses compatriotes, quelles difficultés pour établir une hiérarchie mesurée dans l’égalité, un choix parmi les plus méritants, ou les plus exposés à la mort, ou les plus jeunes, ou les plus vieux, avec si peu de pain pour tant de bouches   ! Il devine parfois des incompréhensions, des jalousies. Il les secoue. Il explique. Il faut choisir, et là est le drame de conscience.
    — Chaque (57) soir, il visitait le block 24, où habitaient six cents invalides, condamnés à mort. Il les aidait matériellement et spirituellement surtout par la confession… Malheureusement, à 7 heures ce soir-là, le chef du block 24, ivre, ordonna un contrôle des vêtements et envoya tout le monde aux douches. Pauvres invalides. À 8 heures, le père Jacques est arrivé – comme il avait promis – triste parce qu’il ne pouvait pénétrer dans le block, il ne savait pas que faire pour confesser les invalides. Il contourne le block. Tous les invalides l’aperçoivent pleins de joie et se lèvent pour se confesser et pour obtenir l’absolution tant attendue… On a ouvert la fenêtre, où se dirigeaient tous les yeux des invalides. Une confession dans le camp   ! On se rappelait une confession dans une belle église devant un prêtre habillé en surplis et étole. Aujourd’hui… Aujourd’hui, ils se confessent devant Dieu   ; seul Dieu écoute leurs prières. Aujourd’hui le bon Dieu acceptera leur contrition et pardonnera leurs péchés… Le père Jacques découvrit sa tête, pria quelques minutes et donna l’absolution… Les invalides, comme des enfants, pleuraient, remerciaient Dieu, pleins de joie, sans peur… Ils s’endormirent. Après quelques jours, presque tous les invalides sont assassinés dans les chambres à gaz.
    — Il (58) a réussi à dire la messe environ un mois avant Pâques. On avait pu se procurer avec bien de la peine un peu de vin et des hosties. Moi-même, j’avais fait des démarches auprès d’un civil (de l’usine) avec lequel j’étais bien   : il avait eu la gentillesse de répondre à mon désir et d’aller trouver le curé de Schteyer. Le curé crut à un guet-apens et ne voulut rien donner. Enfin, grâce à des amis qui travaillaient ailleurs, on a fini par obtenir un peu de vin du curé de Saint-Georges et des hosties par l’intermédiaire d’un Polonais qui faisait fonction de vétérinaire. Si bien que le père Jacques a dit une première messe clandestine à la lingerie dirigée par le brave Théophile qui nous fournissait le linge dont nous avions besoin. On avait fait une grotte à l’intérieur des vêtements qui étaient stockés. Aussitôt le réveil du matin, à l’heure de descendre aux lavabos il y avait une demi-heure pendant laquelle tout le monde était occupé à l’intérieur du camp. Nous, étant prévenus la veille, les uns les autres, nous nous étions réveillés un peu avant que la cloche sonne   ; aussitôt habillés, nous nous étions immédiatement rendus à la lingerie où nous attendait Théophile. Nous y sommes rentrés subrepticement et le Père a commencé la messe. Le père Jacques avait en outre consacré des hosties qu’il porta à M. Passaguez et à deux autres de nos camarades les plus intimes restés au block. Le Père n’avait absolument aucun ornement et utilisait un petit verre en guise de calice   ; le missel avait été procuré par Valentin Pienka.
    Le jour de Pâques 1945, le père Jacques devait célébrer trois messes. La première dans un block, les deux autres dans un recoin de barbelés, derrière le Krématorium.
    — Une messe (59) a été dite dans la baraque, entre les lits. Tous assistaient à la Sainte Messe, debout. L’autel a été arrangé ainsi   : la table couverte d’une serviette blanche sous laquelle a été placée la croix. Autour de la table ont été placés les aliments, l’agneau de Pâques fait avec six portions de margarine. Au milieu de la chambre, le Père est debout, habillé d’un costume de prisonnier, entouré de camarades qui sont venus pour prendre leur part de cette grande fête. Deux séminaristes servaient la messe. On montait la garde au-dehors, autour de la baraque. « Au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit… » La messe est commencée. Le père Zak (Jacques) ouvre le missel. Sur les visages de tous, le