Les sorciers du ciel
recueillement et l’attention. Dans les yeux des larmes. Tous pleurent. L’Offertoire… le célébrant lève d’abord l’hostie puis le calice. L’Élévation… Jésus-Christ est présent sur l’autel. Il est donc avec nous et entre nous…
*
— Le père Jacques (60) connaissait le « démon » qui me dévorait, et durant les journées si misérables du camp, il m’a aidé avec une telle compréhension, une telle ferveur à continuer à écrire dans des conditions impossibles, des poèmes que je lui recopiais dans son petit carnet ! Je me souviendrai jusqu’à ma mort de cette soirée, hélas si courte étant donné les heures précaires que nous vivions, où nous avions fêté saint Thomas d’Aquin avec M. Boussel et M. Passaguez, devant les tartines de pain noir beurrées de « Tafel Margarine ». Pendant quelques minutes, grâce à la sollicitude du père Jacques qui avait voulu que souffle l’Esprit, nous avons communié dans la même prière ; nous retrouvions grâce à notre mutuelle foi, grâce à notre commune amitié, grâce à cette intimité de la Croix, une oasis de paix, celle qui demeure malgré tous les relents de la guerre autour de nous (61) .
— Il a été pour moi « essentiel » de connaître, d’entendre, de voir le père Jacques… Notre petit groupe qui entourait le Père a toujours lutté contre l’esprit « gusenien » comme on disait, c’est-à-dire l’esprit barbelisé… Nous ne parlions jamais de notre faim, de notre fatigue, de nos peurs durant même les alertes si nombreuses où nous nous réfugions, dans des conditions atroces de coups, au fond d’usines souterraines. Nous n’avons jamais cessé de tenir haut l’esprit de lutter contre cette « dépréciation » spirituelle qui courait le camp ; nous n’avons pas été contaminés par le vent de terreur, de brutalité, d’ordure qui soufflait dans nos vies quotidiennes parce que le père Jacques était là, près de nous, aidant ceux qui n’en pouvaient plus, relevant ceux qui tombaient, donnant même son pain à ceux qui avaient faim, c’est-à-dire – il l’a montré par sa mort – sa chair et son sang.
— Il faut le répéter, il n’a pas voulu partir avec les autres prêtres pour le camp de Dachau qui, pour nous, comme on disait, était le « sana » (62) .
*
Avril.
Un déporté allemand se précipite dans le bureau de Valentin Pienka :
— Je viens d’entendre le secrétaire du camp dire au S.S. secrétaire du Kommando que tous les Français devaient être rassemblés, demain matin, pour être dirigés sur le camp de Mauthausen, afin d’être rapatriés par les soins de la Croix-Rouge internationale et échangés en Suisse contre des Allemands, arrêtés au cours de la campagne de France.
Les Polonais courent vers les blocks français :
— Demain vous serez libres !
Libres.
— Une rafale de folle espérance gonfla les cœurs. Les plus pessimistes durent se ranger à l’incroyable évidence (63) . De toute ma captivité, nul spectacle ne me fut peut-être plus pénible, quoiqu’il ne comportât rien de sanglant, que celui que nous offrit la cour d’appel de Gusen, le 25 avril. Et cependant n’était-ce pas le jour, imprévisible, inouï, d’une première libération hors du camp, hors de ce réseau qu’aucun homme n’avait pu réussir à franchir, alors qu’en ce jour les S.S. y étaient encore les maîtres ? Tous les Français avaient été rassemblés le matin, tous ceux du moins qui avaient échappé à la tuerie systématique, méthodique, des trois précédentes semaines où les plus déficients avaient été exterminés. Seuls quelques malades s’étaient crispés dans une énergie désespérée pour essayer de conserver une chance de survie. Ils avaient grimé leurs visages d’agonisants en masques de vivants par un effort surhumain, ils avaient imposé silence à leurs derniers râles, grimacé des sourires afin d’échapper au choix ultime des Kapos et des S.S. Ceux-là étaient figés dans les rangs comme des automates, maintenus par la main plus robuste de leurs voisins qui les empêchaient de tomber à terre. On nous avait groupés par ordre alphabétique – ce qui était la première fois depuis longtemps – et on nous distribua à chacun un colis de vivres. Quelques prisonniers étrangers, qui devaient rester au camp – l’équipe de jour – s’y trouvaient. Je mesurai l’envie de ces Yougoslaves, de ces Russes,
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