Les sorciers du ciel
sur le système né de la matière et des bas instincts. Le grand vainqueur, c’était celui qui avait traversé ces épreuves comme la salamandre traverse le feu. Le 25 avril 1945, le père Jacques resplendissait dans sa victoire.
*
Ils marchèrent cinq kilomètres. La porte de Mauthausen s’ouvrit. Les camions de la Croix-Rouge étaient bien là, tout blancs, avec leurs croix rouges sur les flancs… mais ces camions ne pouvaient plus partir :
— Le front !
— Le front est là, tout à côté : vous entendez le canon !
Ils espérèrent un jour. Une semaine. Neuf jours ; neuf jours sans sommeil, sans nourriture. Le dixième – combien étaient morts d’avoir trop espéré – un char, des chars ; un homme, des hommes.
— Les Américains !
Le père Jacques, nommé président du Comité français du camp, s’alita. Il ne devait jamais plus se relever. Le 2 juin les déportés français amenèrent le drapeau tricolore qui flottait au balcon de l’Hôtel de Ville de Linz et en drapèrent le corps du père Jacques.
*
— Père Jacques (64) , vous qui m’avez durant des mois, chaque matin et chaque soir, porté la parole de réconfort, d’affection, d’amour, vous qui avez entretenu chaque jour, par votre venue et votre sourire, la petite flamme de vie, vous qui avez prié pour un mauvais chrétien et pour d’autres, vous qui avez entretenu dans ce camp de mort tant de lumières, tant de pulsations, vous qui avez montré aux hommes, à tous les hommes ce qu’étaient la noblesse d’une âme, l’élan d’un cœur et la force d’un esprit, laissez-moi vous adresser ce soir cette sorte de message des vivants, des rescapés de Gusen : « Père Jacques, nous sommes toujours rassemblés autour de vous. »
Le père Jacques, le père Gruber, l’abbé Varnoux, l’abbé Domaigné, l’abbé Deswarte… et combien d’autres dont la présence – parce que justement elle était une présence – a soutenu, fortifié, sauvé.
Avant de refermer ces cahiers sur Mauthausen et ses Kommandos, comment laisser dans l’ombre M gr Svec, chanoine de Prague, providence des malades du Revier de Mauthausen et de tous les ecclésiastiques qui transitèrent par cette forteresse. M gr Svec célébra dans la nuit de Noël 1943 la seule messe de toute l’histoire tragique de ce camp. M gr Svec mort en 1949, dans une prison de Prague. Comment oublier le rayonnement du R.P. Riquet, du père Gitenet, de l’abbé de Maupeou dont l’écrivain Paul Tillard (il en a fait le personnage principal du Pain des Temps Maudits (65) ) me disait, quelques jours avant sa mort :
— Je ne l’ai jamais vu manger entièrement une seule fois sa maigre pitance. Tous les jours, matin et soir, à chaque distribution, il se contentait de la moitié de sa ration et portait l’autre moitié à un malade, à un affamé. Il en est mort. C’est pour moi l’être le plus extraordinaire qu’il m’ait été permis de rencontrer… »
… Comme le père Gruber pour Jean Cayrol, le père Jacques pour…
Et combien d’autres, de Mauthausen et de ses Kommandos !
CHAPITRE V
« L’AGRICULTEUR » DES CAMPS DU NECKAR
Sa décision était prise : il irait avec eux jusqu’au bout…
Et pourtant, le père de la Perraudière aurait pu « s’installer » à Dachau puisque ce camp avait été choisi par l’inspection Générale des Camps pour accueillir tous les religieux.
— Profession ?
— Agriculteur.
*
Au camp de Neckargerach (66) dans la même « zimmer (67) » que moi se trouvait un très jeune homme, pas vingt ans je crois, appelé Lupetit. Au mois d’août 1944, nous étions lui et moi au Revier et de lui-même il se mit à me raconter son histoire. Il était d’Alger, ses parents étaient morts et la charge d’élever la bande des enfants, sept ou huit peut-être, avait incombé à une sœur aînée. Cette fille courageuse s’était donnée beaucoup de mal et il lui en portait une reconnaissance admirative. Seulement, ajouta-t-il, allant au plus pressé, elle n’avait fait donner aucune instruction religieuse aux plus petits. C’était son cas.
Dans les camps on se raconte beaucoup de choses, mais la discrétion n’en est que plus obligatoire. Je me demandai un moment si cette confidence voulait en dire plus. C’est ce qu’il me sembla et, prenant le ton que j’estimais le plus propre à laisser à mon interlocuteur toute sa liberté, je lui demandai
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