Les sorciers du ciel
pessimiste, je me méfiais beaucoup de ces nouvelles, « dites par un civil » ou « entendues à la radio ». Avec le recul du temps, je me demande si cet optimisme n’était pas une attitude habile de sa part pour maintenir l’espoir autour de lui… Souvent, au cours de la journée, j’éprouvais le besoin de me retourner, de le regarder là-bas, au fond de la salle : ou bien il travaillait, contrôlant les pièces une à une, avec des gestes rapides mais sans hâte, les paupières toujours baissées, plongé dans une méditation profonde, ou bien il lisait, la tête penchée au-dessus du tiroir, ou bien il discutait avec un Français, un Espagnol, un Polonais venu prendre un bain de réconfort dans ses paroles.
— Le Père (51) réunit quelques camarades : commandant Ange Gaudin (Yves), Buchsenchutz (pasteur à Montbéliard), professeur Heim (du muséum), Maurice Passard (Mickey) moi-même et quelques autres et il a monté un système de solidarité. Par groupes de quatre, nous adoptons un camarade particulièrement fatigué, amaigri, et nous prélevons sur notre soupe, sur notre part de pain, une petite ration supplémentaire qui aidera et soutiendra ce camarade… Cette aide matérielle se faisait sans aucune distinction et le Père tenait lui-même les noms des groupes et des camarades aidés. Allant de block en block, le père Jacques savait remonter le moral de chacun et était devenu l’ami de tous.
— Pendant (52) cinq mois nous travaillâmes côte à côte. Nos premiers contacts furent pénibles. Nous nous heurtions sur les vues générales, politiques et confessionnelles. Cela s’explique : il était dans l’enseignement religieux, et moi laïque. Peu importe, avec nos cœurs et nos âmes communes, la distance fut vite franchie et l’on vit un chrétien et un athée les meilleurs amis du Kommando. Il organisa des secours aux plus malheureux que nous et, spontanément, je fis bloc avec lui. Souvent il me disait : « Quel dommage, mon cher Élie, que tu ne sois pas avec nous, tu agis comme le meilleur des chrétiens », et invariablement je lui répondais : « J’ai ma conscience et je crois qu’elle est droite… » Il m’avait baptisé « Frère Prolo » dans la sueur du bagne. Jacques ! Quelle droiture ! Quelle loyauté ! On ne trouve que des qualités chez cet apôtre. Il se mourait à une époque parce qu’il ne mangeait plus sa « pitance » pour sauver de jeunes malades. Il fut l’exemple vivant de l’abnégation, du renoncement de lui-même, du dévouement sans relâche à mes camarades.
— Le (53) Front national des Français était dirigé par un groupe de quatre membres : deux officiers gaullistes et deux communistes. Par un camarade venu avec le père Jacques, nous avons su immédiatement que celui-ci avait été en relation amicale avec Havez, secrétaire du groupe parlementaire communiste de la Chambre. Immédiatement, nous décidâmes de prendre contact avec lui. C’est en tant que responsable du Parti communiste que j’allais le trouver. Notre première entrevue politique eut lieu entre deux blocks du Revier, face au Krématorium du camp. Dès les premières paroles, nous décidâmes de prendre pour base de discussion :
— 1° L’état de fait qui existait au camp et que nous subissions tous.
— 2° La lutte pour la libération qui continuait en France.
— D’un commun accord, nous prîmes la décision de ne parler que de tout ce qui nous rapprochait ou de ce qui pouvait le faire, et d’écarter le reste. « Rester les pieds par terre », tels avaient été les mots du père Jacques. L’élargissement du F.N. fut envisagé, accepté et mis en application. La direction du Comité national fut réduite à trois membres, mais étendue au père Jacques. Les réunions multiples de ce comité, les mesures à prendre en commun, tout cela créa entre nous un sentiment amical qui ne cessa de grandir, petit à petit ; celui-ci s’ouvrit à moi de ses projets pour plus tard. « Mon premier prêche, je voudrais le faire à Notre-Dame de Paris, je crois que j’obtiendrai l’autorisation. Je veux parler de vous et l’essentiel portera sur mes amis les communistes. » Une autre fois : « Il sera indispensable de conserver une liaison étroite entre vous et nous, non seulement la garder pour nous, mais en faire profiter les autres. Il faudra fonder un journal hebdomadaire où des deux côtés on écrira. Je
Weitere Kostenlose Bücher