Les sorciers du ciel
de ces Italiens, qui crevaient de faim, qui allaient mourir d’inanition, devant les boîtes éventrées de nos colis. Nous leur donnions quelques miettes de ces vivres sur lesquelles ils se jetaient. Mais déjà on nous appelait sur le terre-plein d’appel : le commandant devait nous passer en revue avant notre départ.
— Alors j’ai assisté au spectacle le plus extraordinaire qu’un déporté puisse contempler. Dans ce camp de la mort et de la faim, où la moindre indiscipline, le moindre écart, le simple retard de quelques secondes à un appel, le seul oubli de retirer sa casquette au passage d’un S.S., était une provocation vis-à-vis de la mort immédiatement donnée, dans ce camp de Gusen où, cent vingt mille hommes avaient disparu en moins de quatre années, martyrisés, affamés, assassinés, où tout était obéissance aveugle, machinale, où il n’était que des réflexes, les neuf cents Français alignés sur la place, auxquels on venait de donner l’ordre de ne plus manger, d’empaqueter soigneusement les vivres, ces neuf cents affamés, sortis des enfers, qui n’avaient vu depuis des mois ou des années une miette de gâteau ou de chocolat, ni un morceau de sucre, ni une fibre de viande, ces neuf cents hommes se précipitèrent sur leurs aliments comme des bêtes. Le risque de mort ne comptait plus. Un autre réflexe les poussait irrésistiblement. C’était l’effroyable déchaînement de l’animal affamé auquel on apporte une écuelle pleine. Et autour de la place, des centaines d’autres déportés, ceux-là à demeure, et sous l’horloge des dizaines de S.S., et de sa fenêtre le commandant du camp, observaient, les yeux agrandis de stupéfaction, ce spectacle hallucinant de neuf cents hommes qui dévoraient « malgré l’ordre », dans un mélange innommable le sucre et la viande, les confitures et le fromage, emplissant leurs mains de poudre de cacao. Les boîtes vides, les papiers, les emballages, bien vite se répandaient sur le sol en un désordre inconnu. Et cependant aucune salve de mitrailleuse, aucun coup de revolver, aucune rafale, pas même de coups de bâton, ne mettaient fin à ce spectacle de révolte, ce mirage de folie, cette exaspération alimentaire, cette imprudence incommensurable. Il ne se produisit rien. Parce que la scène était monstrueuse, fantastique. Les S.S., les autres prisonniers, le commandant, les officiers regardaient ce spectacle ahurissant, sentant bien que son caractère exceptionnel annonçait évidemment une ère nouvelle, un écroulement imminent, l’approche du raz de marée définitif.
— Combien de mes camarades sont morts, les jours suivants, de cet excès instantané de nourriture, qui tua les organismes desséchés, fit exploser les organes ratatinés, provoqua des dysenteries fatales. Ceux qui conservèrent la volonté de résister à la tentation ultime vers la mort, à ce suicide de la dernière heure, regardaient, profondément émus, l’étendue du désastre moral et physique, l’effondrement final de ces êtres pour qui le dernier geste de salut était en même temps la sentence ultime, parce que la machine usée, perforée, ne pouvait plus se défendre, qu’une faiblesse finale les entraînait vers le geste de folie, au moment même où la volonté dressée, inflexible, toute arcboutée vers l’avenir ensoleillé qui montait au loin, derrière le dernier orage, cette preuve essentielle de qualité, pouvait assurer la victoire de L’HOMME.
— Je me retournai et je vis le père Jacques, toujours digne. Je le savais affairé, dans l’heure précédente, à ne pas oublier parmi ces étrangers qui restaient au camp ceux auxquels il devait une aide efficace, prodiguée aux Français, au long de ce dur hiver. À ce moment, comme moi, il mesurait plus encore l’ampleur de la déchéance frappant certains des nôtres, fruit de l’horrible méthode, que l’inattendu de la chance qui semblait nous délivrer. Il était bouleversé par cette nouvelle preuve, par ce résultat si bien atteint par beaucoup, que les nazis restaient pétrifiés, gardant la certitude que leurs victimes n’étaient pas encore toutes dénombrées.
— La dernière vision de Gusen, de cette cour d’appel où tant d’hommes avaient péri, est pour moi inséparable du souvenir de l’homme, du prêtre qui dominait dans cette multitude, une fois encore tous les désastres et qui, en définitive, nous donnait la victoire, celle de l’homme
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