Les sorciers du ciel
« Danger de mort », « Matériel de haute virulence ». À l’intérieur : des hosties, du vin de messe, des livres religieux, l’huile des malades… Le père Thyl célébra la première messe de Buchenwald le soir de Noël 43, dans la « section » d’autopsie, au-dessus de la morgue, dans une minuscule cambuse, séparée par une cloison des « droit commun » du crématoire ; la seconde pour Pâques dans le laboratoire de chimie du professeur français Suard, au block 50.
*
Depuis deux mois, les quarante-six prêtres de Buchenwald (122) attendent leur départ pour Dachau.
Depuis deux mois, presque chaque jour, les quarante-six prêtres sont, réunis dans le « kino », le cinéma…
— Cette fois, c’est vrai, vous partez !
… Et renvoyés dans leur block.
— Demain sans doute.
Le 3 janvier 1945 enfin :
— Rassemblement sur la place d’appel.
— Les prêtres ici ; les enfants un peu plus loin…
Les prêtres s’alignent, leur maigre baluchon à la main.
À une vingtaine de mètres d’eux, quarante-huit enfants. Le plus jeune doit avoir trois ans, l’aîné neuf ans.
— Ils viennent à Dachau avec nous ?
— Non ! Ils sont Juifs… Sans doute Auschwitz… sans doute le crématoire.
Les enfants rient, s’amusent, tirent la langue. Ils se rangent deux par deux. On leur a dit qu’ils allaient prendre le train, ils ont touché une grosse boule de pain. Ce voyage c’est une promenade, une récréation dans leur vie de bagnard. Ils rient.
Un peu plus loin encore, un petit groupe de déportés. Le plus grand, en guenilles, serre dans ses bras un bébé. Peut-être dix-huit mois, peut-être deux ans. L’enfant est presque nu. Ce 3 janvier, il neige. L’enfant pleure. L’homme l’enveloppe de sa poitrine, de ses épaules, de ses bras, de sa tête. L’enfant se calme, puis pleure à nouveau. L’homme couvre le visage du bébé de son haleine ; un voile de vapeur cerne les joues, le nez, les yeux, les cheveux clairs. Alors le S.S. qui surveille l’alignement hurle :
— Silence !
L’homme berce l’enfant. Sa bouche, collée à l’oreille doit chantonner…
L’enfant pleure.
La cravache, la longue cravache noire du S.S. cingle le dos de l’homme. Le S.S. tourne, l’homme tourne. Entre la cravache et le bébé, il n’y a qu’un dos tendu, immense ; un dos qui semble aspirer les coups. Et l’enfant pleure toujours.
Les différents groupes se dirigent vers la gare du camp. Un wagon militaire est réservé aux prêtres. Les enfants, les autres, s’installent en queue de train.
Ils roulent. Dans le wagon militaire, les prêtres entonnent le Magnificat. Les gardiens mangent du fromage.
Le deuxième soir, des S.S. détachent les wagons de queue.
Le troisième soir, le wagon militaire arrive à Dachau.
CHAPITRE XIII
DORA
Dora, le dernier rêve d’Hitler.
Dans cinquante-six galeries des montagnes du Hartz, jusqu’au dernier jour, dix-huit mille déportés fabriquent les V-1 et les V-2, ouvrent de nouveaux tunnels ateliers, usinent des moteurs d’avion.
À Dora, s’il n’obtient pas un poste de maîtrise ou de spécialiste, le déporté « ordinaire » ne survit en moyenne que sept semaines.
Dora dépend administrativement de Buchenwald. En général, lorsqu’un Kommando important, destiné à créer un nouveau camp, est formé sur la place d’appel de Buchenwald, un prêtre (123) confie à un déporté catholique quelques hosties consacrées par le père Thyl ou le père Leloir :
— Cache bien la petite boîte de fer. Tu dois la garder jusqu’à ce qu’un prêtre arrive dans ton camp…
Ainsi, en novembre 1943, le premier convoi de Dora quitte le camp-mère, avec, dans la poche d’un déporté, des hosties consacrées.
— Fin novembre (124) , alors que je me trouvais dans le tunnel où nous vivions dans des conditions épouvantables (125) , un camarade français qui devait être dans un état de santé plus déficient que le mien, m’a remis trois ou quatre hosties consacrées contenues dans une petite boîte en fer. Je ne sais plus aujourd’hui quel était ce camarade. J’ai conservé ces hosties sur moi ; fort heureusement, je n’ai jamais été fouillé. À ce moment-là, il n’y avait pas encore, tout au moins à ma connaissance, de prêtres à Dora. Je crois pouvoir dire en toute simplicité que si les S.S. avaient découvert ces hosties, j’aurais peut-être subi la pendaison, mais
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