Les sorciers du ciel
tous ceux qui ont été arrêtés pour l’Action catholique (120) nous formons une famille, une communauté très unie. Par équipe, nous faisons très bon ménage. Une amitié fraternelle et sincère nous permet de ne pas céder, comme cela arrive trop souvent parmi les détenus, à des querelles stupides et à des jalousies mesquines pour la répartition du manger. Cela permet encore de ne pas se faire dérober le morceau de pain, car le vol est d’une pratique courante, et des bandes s’organisent pour le pillage de leurs camarades.
— Dans les rares moments de répit, ensemble, bien que les attroupements soient interdits, nous essayons d’oublier les heures si sombres de l’exil… Frère Daniel, maître de chœur, excelle dans l’art de lancer un chant qui redonne du courage, comme le « chant du prisonnier ».
Si rude soit la route,
Marchons quoi qu’il en coûte…
Sois fier et sois fidèle,
De France douce et belle Souviens-toi !
— Puis c’est au tour des vieilles chansons comme Le Roi Arthur chanté à trois voix. Nous applaudissons Mimile le Parigot dans son répertoire : « Elle était swing !… swing », tressautements et grimaces à la clé ou bien : J’ai sauté la barrière, hop là ! ou encore : Il pleut dans ma chambre ! L’ambiance est bizarrement comique ; dehors, en effet, il pleut, mais songer à « sauter la barrière » hérissée de barbelés électrifiés et flanquée de miradors, voilà qui ressemble à de l’ironie… Allons bon ! voici maintenant les Russes qui protestent contre notre bonne humeur « Franzouze Ruhe ! » (Français, du calme !)… Qu’à cela ne tienne, le père Jean Robert sera encore là pour débiter, goguenard, une histoire de son cru : « Monsieur Adam, Madame Ève et le serpent » qui détend et provoque même l’hilarité générale au grand ébahissement de tous ceux qui sont étrangers à notre langue.
— Par le R.P. Leloir, des Pères Blancs, nous sommes mis au courant des activités religieuses dans le camp… La messe était dite une fois par mois environ, toujours sans ornements, sans pierre d’autel, sans calice, sans patène, parfois sans servant, sans missel. Les hosties à consacrer, comme le vin de messe, arrivaient de diverses manières. Le plus fréquemment, c’était par l’intermédiaire d’un prêtre d’Iéna. Un jeune détenu hollandais, Jean Robert, du block 50, se rendait régulièrement à Iéna pour y travailler à des recherches sur le typhus exanthématique ; il constituait un répertoire de toutes les publications dans ce domaine. Inutile de dire que de telles sorties étaient extraordinaires dans le monde des bagnards. Le S.S. qui accompagnait normalement ce détenu finit par lui faire confiance et par considérer, pour lui-même, ce jour comme un jour de congé. Détenu et gardien fixaient un lieu de rendez-vous pour rentrer ensemble au camp. Jean Robert, qui aurait pu de la sorte facilement s’évader, ne voulait pas en profiter. Lui parti, qui aurait apporté au camp vin et hosties ? Deux prêtres seulement, le R.P. Hermann Joseph Thyl, Prémontré, qui, à vingt-sept ans, sur dispense de Rome, était déjà maître des novices en son monastère, et le P. Leloir célébraient au camp le Saint-Sacrifice ; tantôt dans un laboratoire, parfois à plat-ventre, en pleine nuit, sur la planche de leur box.
— Dans une boîte de fer blanc, sur un linge propre, le père Leloir avait disposé la grande hostie et une capsule qui servait de calice. Quatre gouttes de vin et avant de commencer sa messe (rite dominicain !) une goutte d’eau, les cinq gouttes cueillies à la pipette, débris d’un réservoir. À la suite de ces messes clandestines, un petit nombre de prêtres pourvus de quelques hosties consacrées purent nous donner la Sainte Communion en cachette.
C’est Eugène Kogon, secrétaire déporté du médecin S.S. expérimentateur Ding-Schuler (121) qui avait réclamé les brochures scientifiques publiées par l’institut d’Hygiène de l’Université d’Iéna et choisi le « passeur » Jean Robert. Au cours de la sixième ou septième expédition, le gardien S.S. Feld « fit confiance » à son prisonnier. Jean Robert rencontra l’abbé Labonté vicaire d’Iéna et professeur de morale.
Trois jours plus tard, Jean Robert franchit la porte de Buchenwald une valise à la main. Elle portait plusieurs étiquettes : « Typhus »,
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