Les sorciers du ciel
était fixé, pour plusieurs mois, au block 4, premier coin de Kapo à gauche. Ce fut dès lors un défilé continuel de chrétiens, avant et après le travail, soir et matin, pour se confesser, communier, prier en commun, mais toujours avec des précautions « d’apaches ». Au début il y eut principalement des Français, puis très vite s’ajoutèrent des Polonais ; plus tard, en juin 1944, quand le tunnel cessera d’être tombeau, le cercle s’élargira et comprendra des Belges, des Hollandais, des Suédois, des Russes, des Allemands, des Tchèques. Pour tous ceux qui ignoraient le français, la langue témoin employée était l’allemand, parfois le latin. Quelle heureuse découverte ne fit pas, un soir de descente au tunnel, un marin yougoslave : Schimé…, quand il finit par comprendre, lui, parlant l’italien et son interlocuteur le latin, que ce dernier était prêtre et qu’il pouvait lui donner le Seigneur, « Caro mio Padre » (Ô mon cher Père), murmura-t-il plusieurs fois, la voix coupée par l’émotion. Avant son arrestation, il communiait chaque semaine et depuis deux ans il n’avait pas rencontré de prêtre…
— À la faim spirituelle de ses enfants, le Seigneur répondit vers la mi-avril 1944 : Christian… reçut un jour une livre de farine de froment dans un des rares colis qui lui parvinrent. Contre toute attente, Roman, chef du tunnel-block-dortoir 9, laissa passer la précieuse denrée. Christian en fit don au compagnon dont il connaissait le véritable état-civil. Par suite d’une décision inattendue, ce dernier se vit chargé d’assurer la permanence de nuit dans son bureau de classement.
— Il était seul avec la farine, quelques gouttes d’eau, sa main gauche pour pétrir, tandis que la droite paraissait écrire, son porte-plume comme rouleau pour étendre la pâte, un « doppelstutzen » (raccord double de tuyauterie) de 4 mm de diamètre servant d’emporte-pièce, un radiateur électrique, sa foi et sa puissance sacerdotale. En moins d’une heure, une cuillerée à soupe de farine fournissait deux cent cinquante à deux cent quatre-vingts hosties ressemblant à des confetti. Assis à sa table, après avoir vérifié que ni S.S. ni Kapo ne « croisait », tandis que l’ingénieur civil était occupé ou dormait (!), le prêtre laissait tomber sur ces hosties minuscules les redoutables paroles : « Ceci est mon Corps. »
— Le papier servit d’enveloppe jusqu’au moment où l’on put faire fabriquer des petites boîtes d’aluminium, d’un centimètre de côté et d’un demi-centimètre de profondeur. Elles étaient faciles à camoufler dans le creux de la main au cours des fouilles ou lors du passage devant les « cerbères » de la désinfection. Le ciboire principal était une boîte à cirage. La transmission de ces « provisions » n’était pas toujours facile et se faisait aux endroits les plus divers, parfois dans une tenue tout à fait singulière et fort peu liturgique. N’était-ce pas souvent près des tinettes ou au lavabo que le Maître passait discrètement de la custode du prêtre dans celle du « diacre » ?
Le diacre de l’abbé Renard est un jeune séminariste, Roger Dassé (129) :
— L’abbé Renard fut le soutien incomparable de ma vocation. Il m’a permis d’être le « diacre » porteur du Saint-Sacrement et distributeur de la communion eucharistique.
— Le sort (130) a voulu que l’abbé Renard devienne mon compagnon de paillasse. L’abbé, parlant couramment l’allemand, était secrétaire dans un petit kommando. Nous logions au block 9 dont le chef, un nommé Karl était un communiste allemand. Maçon de son état, il avait été arrêté en 1943. Malgré cette longue détention, il avait su garder un cœur d’homme. Il n’en était pas moins, et pour des raisons humaines, attaché à sa place privilégiée de chef de block. Par légèreté, l’un des camarades de Kommando de l’abbé Renard dit un jour à Karl que Jean-Paul Renard était prêtre, puis ce même camarade alerta l’abbé. Assez embarrassé, mais n’ayant rien à perdre, l’abbé Renard, lorsque nous sommes rentrés le soir du travail est allé trouver le chef de block et lui a dit : « Karl, je viens te dire qui je suis : je suis prêtre catholique. » Et alors m’a dit plus tard Jean-Paul, Karl lui a pris les mains et les larmes aux yeux lui a dit : « Je le savais, je te remercie de la
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