Les souliers bruns du quai Voltaire
enrôlement dans l’armée et, s’ils s’y refusaient, n’hésitaient pas à user de la force.
Amadeus rebroussa chemin. Il avait enfin localisé l’endroit, maintenant il lui fallait repérer des galeries voûtées, si tant est qu’elles n’aient pas été rasées par les travaux d’Haussmann.
Ce lundi, Kenji se sentait une âme de jeune homme dans un corps un peu moins alerte tandis qu’il descendait à pied le boulevard Saint-Michel. Il croisait des étudiants mal remis d’une nuit de plaisir et peu enclins à potasser leurs cours. Si la plupart des magasins étaient clos, les cafés incitaient les oisifs à entrer se réchauffer. Pour frileux que fût Kenji, il résista à la tentation. Il avait décidé d’aller surprendre Djina rue des Dunes où elle passait la journée à recevoir une parente berlinoise envers laquelle elle n’éprouvait qu’une piètre inclination.
Les omnibus mettaient des taches vertes, jaunes ou chocolat sur la chaussée qu’ils investissaient, et Kenji guetta le sien à l’abri d’un bureau, malpropre officine où un employé distribuait des numéros. Il se casa sur une banquette entre une femme âgée chargée de paquets et un homme portant un vêtement démodé, carrick bleu à revers de velours, bottes sombres, pantalon à rayures rouges, tricorne, cheveux noués en catogan, un livre sous le bras. Kenji ne lui prêta d’abord qu’une attention distraite puis, soudain, résonnèrent en lui les paroles du père Mirette, « une gravure de mode du siècle de la Révolution ». Il reconnut le visage gravé sur la monographie apportée à la librairie par l’Odeur.
« Impossible, se dit-il. C’est le portrait d’un homme mort depuis longtemps ! »
Il fit semblant de poireauter et, tout en arpentant le trottoir, considéra de biais l’étrange individu. « On jurerait vraiment le sosie de cet écrivaillon. Un descendant ? Pourrait-il s’agir de cet Amadeus ? »
Deux chevaux bais bien nourris ralentirent devant la station. À demi dressé, le cocher souleva son chapeau de cuir bouilli orné d’un ruban d’argent et tira sur la cordelette qui entourait ses cuisses sous la couverture le protégeant du froid. Le conducteur, coiffé d’un képi et engoncé dans une vareuse de mouton, donna le signal de l’arrêt. L’homme au catogan grimpa sur l’impériale après avoir payé. Sans réfléchir, Kenji tendit trente centimes, prix d’un siège à l’intérieur, au conducteur qui enfouit les pièces dans sa sacoche. Au second coup de cordon de son compère, il prévint les voyageurs qu’on partait.
Un changement et une bonne heure plus tard, l’homme au catogan sauta de l’omnibus rue de Bagnolet. Suivi à distance respectable par Kenji, il s’enfonça dans un lacis de venelles populeuses flanquées de maisons basses aux murs fendillés. De la rue Pelleport il prit la rue de la Cour-des-Noues, coin de campagne en plein Paris où, entre deux bouquets d’arbres, des palissades protégeaient une entreprise de réparations, un théâtre-cirque ou une scierie mécanique. D’un pas primesautier, l’homme que Kenji avait choisi de nommer Amadeus bifurqua sur la droite, rue de la Chine. Il pénétra dans une gargote. À travers une fenêtre embrumée, Kenji le vit aller droit au comptoir et y aligner des dominos, à la satisfaction du patron solitaire.
Subir la bise et l’ennui, tel était le lot de Kenji qui parcourut les trottoirs dans les deux sens. Fallait-il préférer cette ruelle bordée de masures et de jardinets en désordre, ces constructions instables dont seul, aux beaux jours, un treillis de lierre maintenait les façades, ces peupliers, ces potagers grillés par le gel ? Ou bien les perspectives rectilignes mais sans joie de l’hôpital Tenon 2 , annonciatrices d’une ville tirée au cordeau ? Kenji opta pour le fouillis des bicoques qu’il devinait noyées sous un flux de tournesols et de valérianes lorsque régnait l’été. Il fit don d’un franc à un mendigot à jambe de bois recroquevillé contre la clôture d’une graineterie.
— Merci, mon prince, graillonna le vieux. Demain matin, c’est à votre santé que je tuerai le ver au zinc !
Des talons crissèrent sur le sol spongieux creusé d’un caniveau central. Kenji n’eut que le temps de se rabattre sous le velum d’une épicerie avant de se remettre en route.
La rue de la République 3 regorgeait de commerces, mais la paix dominicale les avait endormis.
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