Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
Vom Netzwerk:
Aussi Amadeus dut-il se rendre au carrefour Saint-Fargeau afin de pousser la porte d’une boutique de comestibles, vins et liqueurs, Au petit progrès , d’où il réapparut chargé d’un sac de victuailles. Kenji n’apprécia guère sa faction derrière une vespasienne où il attendit encore qu’Amadeus eût acheté des pommes de terre à un vendeur de légumes ambulant.
    Ils marchaient à présent rue Haxo où avaient été fusillés le 26 mai 1871 cinquante otages des communards. Ils empruntèrent la rue Darcy et dépassèrent la grille d’un pavillon, entrée affectée aux visiteurs des réservoirs de Ménilmontant munis d’une autorisation. Kenji avait lu un article de journal précisant que l’ouvrage hydraulique occupait deux hectares et avait l’aspect d’un vaste gazon recouvrant l’œuvre de l’ingénieur Belgrand, le réservoir du dessus recevant l’eau de la Dhuis, celui du dessous l’eau de la Marne.
    Après avoir tourné à gauche rue du Surmelin, Amadeus s’engagea rue de la Justice, longea une étable où meuglaient quelques vaches laitières et disparut à l’intérieur d’un immeuble.
    — La barbe ! grommela Kenji. Me voilà bien avancé. Est-ce là qu’il habite ou a-t-il un rendez-vous ?
    Il n’osait s’éloigner de peur de manquer l’homme au catogan. Après avoir patienté près d’un réverbère, il renonça. L’onglée et la faim le tenaillaient. Il se souviendrait de l’adresse.
    Il n’eut pas plus tôt déguerpi passage Boudin, étroit sillon peuplé de baraques biscornues, que des souliers bruns se hâtèrent sur ses traces. Le sol imbibé de neige collait aux semelles et freinait la progression.
    Mais ce fut pis quand Kenji, s’évadant de l’impasse Haxo à la faveur d’une barrière brisée, atterrit dans une toundra semée de monticules d’ordures autour desquels erraient des ânes, des chèvres et des volailles. Cette succession de terrains vagues, sise entre la rue des Montibœufs et le boulevard Mortier, était la providence des vagabonds et des romanichels. Des roulottes fumaient, des gamins s’exerçaient à des jeux acrobatiques sous la surveillance de leurs pères tandis que les femmes touillaient le contenu de marmites posées sur des braseros.
    Peu rassuré par ces autochtones qui l’observaient tantôt avec ironie, tantôt avec défiance, Kenji n’avait qu’un désir : atteindre l’extrémité du plateau souffleté par le vent. À ses trousses, une silhouette encapuchonnée s’embourbait. Pourquoi cet élégant Asiatique s’était-il fourvoyé en ce désert après avoir, de toute évidence, échoué à débusquer sa proie ? Le supprimer eût représenté un gros risque en dépit de la rareté des témoins. Une seule solution : le pister jusqu’à sa destination.
    Ce fut avec soulagement que Kenji dévala les pentes rocailleuses d’une butte et se pressa vers les guérites où les douaniers de l’octroi montaient la garde, porte de Bagnolet. L’exaspération de son insuccès le disputait à la contrariété d’avoir maculé ses bottines et son pantalon gris perle. Le plaisir de surprendre Djina rue des Dunes était tombé à l’eau, il décida de rentrer rue des Saints-Pères.
    Les souliers bruns se décrottèrent tant bien que mal sur l’écorce d’un vernis du Japon. Vite, rattraper l’Asiatique et se mêler incognito aux voyageurs transis de l’omnibus dans lequel il s’apprêtait à grimper.
     
    Mardi 25 janvier
     
    Amadeus suivait la berge du fleuve, éclairée de loin en loin par un réverbère. Hormis quelques sans-logis réfugiés sous les piles des ponts, il n’y avait pas âme qui vive. En voyant ces pauvres hères couchés en chien de fusil sur des cartons, Amadeus songea que l’homme ne survit pas longtemps s’il ne cuirasse pas sa machine contre la bise et la froidure. Il se souvint de l’anecdote qui avait inspiré le tableau du peintre Greuze intitulé La Mégère . L’hiver 1775-1776, la température à Paris avait chuté à moins vingt-deux degrés. Un jour, Greuze croisa sur le Pont-Neuf une fillette à moitié nue, en larmes, qui gémissait « J’ai faim, j’ai faim ». Une femme lui jeta un morceau de pain rassis.
    Amadeus déposa quelques pièces au chevet de chacun des indigents et s’éclipsa discrètement.
    « Quel sort injuste de n’avoir point à manger, point à coucher et de ne pouvoir compter sur le lendemain ! Hier, aujourd’hui, quelle différence ? Rien n’a changé. Quand

Weitere Kostenlose Bücher