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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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pas une pièce ? demanda un mendigot hirsute en proposant un portrait de la reine Victoria décalqué sur un supplément du Petit Journal .
    Exaspéré, Victor acheta dix centimes cette merveille et somma l’intrus de disparaître.
    — Pauvre gosse, déplora-t-il, mourir si jeune ! En tout cas, cela innocente Ferdinand Pitel, je ne l’ai pas quitté d’une semelle.
    Il écrasa une boulette de mie de pain.
    — Et vous, Gaétan Larue ?
    — Un fou de pêche à la ligne, il n’a pas lâché son hameçon de la matinée, même que nous avons eu une conversation passionnante à propos de vers.
    — Ah ! messieurs, la versification est l’unique raison de l’existence humaine ! Dieu nous a créés afin que nous produisions des poèmes, affirma un ancien calicot du Bon-Marché, vêtu d’un costume effrangé et surnommé « Hareng-Saur » parce que ses œuvres ne lui permettaient de manger que cette maigre chère.
    Les perles noires de tes prunelles
    Sont mon paradis éternel…
    déclama-t-il, ce qui obligea Victor à se délester d’une autre obole.
    — Vous auriez pu choisir un endroit moins littéraire, protesta Joseph.
    — Finissez vos frites en vitesse. J’ai déterré un détail capital : Sosthène Larcher, le libraire en chambre, a été ligoté avec de la ficelle rouge, Isidore Gouvier me l’a certifié. C’est le fil d’Ariane reliant entre elles les victimes. L’assassin est en quête de vélins, c’est confirmé. Par ailleurs, l’Odeur m’a appris que votre parrain et Georges Moizan s’étaient querellés.
    Joseph menaça Victor de sa cuiller.
    — Ah, non ! Ne mêlez pas ma famille à cette sale affaire !
    — Un parrain n’est pas un membre de la famille.
    — Et comment ! Il était présent à mon baptême, il m’a donné mon prénom !
    Une figure patibulaire se pencha vers Joseph, l’œil luisant. D’immenses clous étaient enfoncés dans les narines du bonhomme qui marmonna qu’il vendait cinq centimes seulement l’art et la manière de s’en servir.
    — Mais pour vous, ces quelques frites suffiront, assura-t-il, lorgnant le cornet abandonné près du bol de Joseph.
    Celui-ci offrit avec empressement son cornet, ramassa son melon, enfila sa veste et courut vers la porte, Victor à ses trousses.
    — Calmez-vous, voyons. Le meurtre de l’oiselière est certes affreux, mais il nous simplifie la tâche : les suspects se raréfient. Amadeus est en tête de liste, c’est lui qui colportait les bobines de ficelle rouge.
    — Y a quand même un truc qu’il faudrait vérifier…
    — Lequel ? s’enquit Victor en repoussant un rempailleur de chaises qui lui proposait ses services.
    — C’est de savoir si on lui a barboté des confitures, à la petite Darson.

Chapitre XVII
    Lundi 24 janvier
     
    Une flambée de soleil allumait la rive gauche. Un grand chaland glissait silencieusement sur la Seine. Au loin, un remorqueur jetait son cri mélancolique. Assis sur la berge, enveloppé d’une pèlerine, Amadeus ouvrit le livre de François de Genet à la page marquée d’un signet et lut :
    « Le sergent qui menait les soldats s’arrêta à l’angle des rues Aubriot et Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, à deux pas d’un cabaret à l’enseigne du Milieu du Monde . Son anspessade 1 déroula une banderole où était brodé : Aux jeunes gens amateurs de la gloire et de l’argent . »
    « J’ai eu la main heureuse de dénicher cet ouvrage. »
    Il leva les yeux et demeura pensif, le regard dans le vague. Il croyait entendre de nouveau le croassement des corbeaux dans le vieil arbre du pont Marie, les braillements des gosses qui se culbutaient sur des tas de sable, il lui sembla sentir le parfum des pommes mêlé au brouillard matinal sur le mail, l’odeur de lessive… Il referma son livre, remonta quai de Gesvres et se hasarda dans le dédale des rues du quartier de l’Hôtel de Ville en examinant les façades de ce coin paisible, presque inanimé. Le cabaret, dévoré par le temps, avait aujourd’hui cédé la place à un atelier de peinture d’enseignes sis au rez-de-chaussée d’un hôtel décati, mais, à hauteur d’homme, subsistait un graffiti profondément creusé dans la pierre : Le Milieu du Monde où Louis fut pris 1708.
    Amadeus expira lentement, là se trouvait Le Milieu du Monde , une de ces nombreuses gargotes où deux siècles auparavant les racoleurs du roi invitaient entre deux tournées de naïfs consommateurs à signer leur

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