Les souliers bruns du quai Voltaire
sentez mal ?
Victor avait tiré un mouchoir de sa poche et s’essuyait le front comme pour chasser le sentiment de panique qui s’était emparé de lui.
— La chaleur, dit-il. Commissaire, un fait reste à élucider : pourquoi avoir déposé le corps de Moizan dans une boîte de bouquiniste après avoir séparé la tête du tronc ?
— Pour incriminer M. Bottier. Lui et Moizan avaient fréquemment des prises de bec, Aimé Thoars n’ignorait pas leurs dissensions.
La conscience de Victor était la proie d’un dilemme. Rien n’était plus excitant que de constater à quel point le raisonnement d’Augustin Valmy tenait la route. Il l’observa boire une gorgée de son thé, puis se tamponner le coin des lèvres de son mouchoir.
— Congratulations, monsieur le commissaire, vous avez bouclé l’enquête en deux temps trois mouvements, c’est une première ! Je ne serais jamais parvenu à ce résultat.
— Pas de pommade, je vous prie. Je n’ai fait qu’appliquer les procédures que l’on m’a enseignées à l’école de police. Cette version vous satisfait-elle, monsieur Legris ? s’enquit Augustin Valmy d’un ton caustique.
Victor opina.
— Eh bien, je peux vous affirmer que vous êtes un satané simulateur, car cette interprétation relève d’un tissu d’invraisemblances sorties droit de mon imagination.
Victor se tortilla sur sa chaise. Il éprouva subitement une furieuse envie de fumer. Augustin Valmy sourit avec componction. Il savoura sa victoire avant d’enchaîner :
— Vous me prenez vraiment pour un imbécile, Legris. J’ai rédigé un procès-verbal bidon, soit, mais je sais qu’une fois de plus vous seul détenez la clé de ce salmigondis. Ce que je viens de vous exposer, l’administration le gobera sans broncher, moi, je reste sur ma faim, et quand je ne peux me rassasier je suis de fort méchante humeur, aussi mettez-vous à table.
Victor se sentait épuisé, l’assurance de Valmy lui avait ôté toute sa vigueur, il avait la gorge sèche et c’est d’une voix éteinte qu’il rétorqua :
— Si j’obtempère, mon récit vous paraîtra tiré par les cheveux.
— Lancez-vous, je serai seul juge.
— Avez-vous entendu parler du comte de Saint-Germain ?…
Une heure plus tard, le crépuscule obscurcissait le bureau enfumé. Augustin Valmy n’avait qu’une obsession, s’humecter le visage d’eau tiède. Il ouvrit la fenêtre.
— Passionnant, monsieur Legris. Il va de soi que je me battrai bec et ongles pour conserver mes fonctions, je m’en tiendrai donc à ma première version, gardez la seconde pour la conter à votre fille, le soir, avant qu’elle s’endorme.
Victor repoussa sa chaise, il avait repris son aplomb.
— Dites-moi, commissaire, qu’en est-il de Mme Frouin ?
Augustin Valmy s’éclaircit la gorge. Ses doigts tambourinèrent.
— Si elle n’avait pas eu la malencontreuse idée de s’évanouir pour une broutille !
— Accusée d’homicides sans preuves, vous appelez cela une broutille ? J’ose espérer qu’elle sera dédommagée pour ses deux semaines d’arrêt de travail et d’atteinte à sa réputation.
— Nous ne sommes pas infaillibles. L’administration se charge de régler ce problème. Vous pouvez disposer… Oh ! monsieur Legris, savez-vous si M. Mori m’a trouvé les Mémoires de Vidocq ?
Soirée du samedi 19 février
Angélique Frouin se pavanait devant une vitrine, rue Laffitte. Le troisième bouton de son manteau s’obstinait à se libérer à cause du bandage qui gonflait son torse. Elle retint son souffle et rentra le ventre, ce qui lui arracha une grimace de douleur, mais, stoïque, elle ajusta son béret orné de plumes d’autruche, cadeau de son fiancé Gaétan Larue. Celui-ci la guignait d’un air attendri. Ce couvre-chef acheté aux Grands Magasins du Pont-Neuf avait entamé ses économies, cependant il n’éprouvait aucun regret d’avoir dépensé ces quarante francs, tant sa dulcinée en avait été émue. Lui-même se sentait gêné aux entournures dans un complet veston droit en cheviotte, et des souliers qui lui comprimaient les orteils. Angélique et lui se mêlèrent aux invités du vernissage agglutinés près de l’entrée.
La Palette et le Chevalet inaugurait la rétrospective de Tasha Kherson-Legris. Maurice Laumier se félicitait d’avoir convaincu le propriétaire du local, Léonce Fortin, d’octroyer sa confiance à cette artiste encore inconnue
Weitere Kostenlose Bücher