Les souliers bruns du quai Voltaire
Joseph, nous partons.
— Vous ne souhaitez pas connaître le dénouement du récit ? Je devais revoir le comte en 1799, après les remous de la Révolution, pendant lesquels je n’eus d’autre souci que de garder ma tête sur mes épaules. Le coup d’État du 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte venait d’avoir lieu. Nous nous retrouvâmes dans une auberge des environs de Paris où nous passions tous deux la nuit incognito. Il n’avait pas vieilli. Je lui en fis la remarque, il me la retourna.
— Billevesées, marmonna Joseph.
— Je protestai, je tempêtai, j’exigeai qu’il me délivre des conséquences tragiques de la boisson qu’il m’avait autrefois fait boire. Il secoua la tête : on ne pouvait s’affranchir de ce qui avait été accompli. En revanche, il m’imposa d’empêcher que des irresponsables ne découvrent la source de ce cauchemar. Elle était située au sein de la capitale, et l’écrit de Margot Fichon qu’il m’avait montré jadis en spécifiait l’endroit exact.
Joseph tiqua, il s’humecta les lèvres avant de chuchoter :
— La maison de Jonathas ?
— Je perdis mon sang-froid, je sommai le comte de me remettre l’opuscule de cette Margot Fichon. Il refusa, avec pour argument que seul un novice détenait le pouvoir de la localiser. Il me répondit que le document n’était plus en sa possession. Pressé de dettes, il avait, à la veille de la Révolution, vendu sa bibliothèque au duc de Castiel, et s’était aperçu trop tard que le manuscrit de Margot Fichon s’était égaré parmi les caisses de vieux bouquins. Il m’incombait donc de me mettre en chasse. Je devais passer des décennies à traquer cette fabuleuse monographie. Il y a deux ans, j’obtins un rendez-vous avec le notaire des héritiers du duc de Castiel. Il m’apprit que cet aristocrate, après avoir bradé en 1796 une partie de ses livres, dispersée sur les quais de la rive gauche, avait en 1853 réussi à racheter, au milieu d’un fatras de dépareillés, un ensemble de manuscrits au gendre d’un certain Louis Pelletier, collectionneur, décédé deux ans plus tôt. En 1866 le duc de Castiel était mort à son tour, presque centenaire. Il léguait ses biens à ses trois fils. Succession difficile ! S’ensuivirent d’innombrables chicanes et procès. Finalement, le cadet se résolut à proposer à l’hôtel Drouot un lot de textes relatifs à l’histoire de Paris. Je consultai le catalogue, mon cœur battit à se rompre, le nom de Margot Fichon y figurait. Le commissaire-priseur me livra contre espèces sonnantes le nom de celui qui avait haussé les enchères : Sosthène Larcher, libraire en chambre.
— Et vous l’avez froidement assassiné, conclut Victor.
— Non ! Je me suis présenté à lui dans le café qu’il fréquentait, boulevard Montmartre. À l’instar du comte de Saint-Germain, il adorait jouer aux échecs. Durant l’été, nous n’avons cessé de disputer partie sur partie. Je lui laissais remporter la victoire. Jusqu’au soir où, la confrontation se prolongeant, il m’invita à monter chez lui, rue de la Grange-Batelière. Il s’éloigna un court instant et j’arrachai une page de la brochure signée Louis Pelletier, cousue au début du texte de Margot Fichon.
— Et en quoi cette page vous a-t-elle servi ? demanda Victor.
— Louis Pelletier y citait Le Milieu du Monde . Il m’a fallu beaucoup d’efforts pour découvrir que cette piste me mènerait ici.
— Et cette cascade d’assassinats à la confiture ? s’écria Joseph.
Amadeus soupira en agitant sa pipe.
— J’aime les femmes qui possèdent les attributs d’un Rubens. L’été 1897 j’avais, grâce à mon emploi d’amuseur professionnel, séduit une créature sensuelle qui ressemblait à l’une de mes anciennes maîtresses. Une érudite doublée d’une libertine : Adeline Pitel. Elle utilisa ma ruse habituelle : elle m’octroya le dessus lors d’une partie de dames et se retrouva… dessous. Mais ce ne fut que très récemment que je me suis rendu compte d’un détail fort ennuyeux. Courant 1812, j’avais eu la mauvaise idée de composer mes Mémoires intitulés Voyages d’Aimé Thoars, gentilhomme viennois ou Le Disciple de Théopompe de Chio vers la Vie éternelle . J’y relatais le malheur qui m’avait frappé à la suite de mon affrontement avec le comte de Saint-Germain. J’y faisais aussi mention du fait que de siècle en siècle des milliers de pots de
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