Les souliers bruns du quai Voltaire
mais promise à un bel avenir. Basta, les dindons ! On louangeait maintenant les huiles délicates et sensuelles qui couvraient les cloisons, et la gent féminine s’extasiait face à une série de nus masculins exhibant un côté verso aux lignes arrondies. À la pensée que Victor avait servi de modèle, Maurice Laumier souffrait de picotements, symptôme de dépit. Il éloigna Mimi de sa contemplation gourmande et la tira de force vers les tableaux de Madeleine Lemaire.
— Ben, lâche-moi donc, tu m’démets l’épaule !
— Contente-toi de lorgner des fleurs, ça sera moins malséant, indécente !
Il n’était pas le seul à être choqué de ces œuvres. Kenji n’appréciait nullement que son fils adoptif se fût soumis à cette lubie de son épouse. Djina avait beau prendre la défense de sa fille, il lui en voulait, à tel point qu’il avait refusé de lui prêter le portrait qu’elle avait brossé de lui et qu’il avait accroché dans la chambre à coucher, rue des Saints-Pères.
« Quand ce n’est pas elle qui joue la carte du naturalisme, c’est lui qui se pose en justicier. N’ai-je pas mérité qu’on me fiche la paix ? » se répétait-il, à l’écart.
Il ne jouit toutefois pas longtemps de sa solitude. Eudoxie fonçait sur lui, toutes voiles dehors. Elle était parée d’une extravagante robe de crêpe rouge où les bouillonnés le disputaient aux rubans. Le corsage-blouse échancré festonné de dentelle soulignait les rotondités qu’il s’évertuait à masquer.
— Mon Mikado ! Je suis fort aise de vous savoir sain et sauf ! Isidore Gouvier m’a conté vos fredaines, vous avez frôlé la mort ! Je vais gronder votre associé.
— Sous quel sobriquet faut-il vous désigner ? Ex-archiduchesse Maximova ? Fiammetta ? Fifi Bas-Rhin ? siffla Djina, accourue secourir son amour des assauts de la courtisane.
— Mlle Allard, pour vous servir. N’ayez crainte, je ne suis ici que pour reluquer l’anatomie de votre gendre, chère madame. Il est doté d’une très jolie chute de reins.
À quelques mètres de cette scène dont elle n’avait pas perdu une miette, Tasha était engluée dans la foule de ses admirateurs. Sa tenue sobre rehaussait son teint de rousse et contrastait avec celle de Fifi Bas-Rhin. Elle choisit d’ignorer cette dernière. Une femme maigre et sèche à cheveux gris lui offrit une écharpe bleue égayée d’un pot de confitures.
— C’est un cadeau pour votre époux, un homme éminemment sympathique. Je suis une voisine de M. Bottier, quai Voltaire, mon nom est Séverine Beaumont. Je l’ai tricotée moi-même.
Mi-figue mi-raisin, Tasha opina en guise de remerciement. Que de zizanies conjugales cette affaire « Amadeus » avait-elle occasionnées ! Tasha reprochait sans trêve à son mari d’avoir trahi son serment, de n’accorder aucune valeur à sa propre sécurité ni à celle de sa femme et de leur fille, de n’être qu’un menteur doublé d’un parjure. Elle revoyait Victor baisser la tête : un chien battu qui se justifiait avec mollesse. Mais elle devinait qu’elle avait beau s’emporter, il repartirait en traque dès qu’il discernerait les formes attrayantes du danger.
Victor l’observait de loin. Une quiétude bienfaisante reprenait possession de lui. Il se sentit fier d’elle, de sa ténacité, de son énergie.
« Les hommes qui lui tournicotent autour ne provoquent plus ma jalousie, constata-t-il avec surprise. Tasha, ma femme, a du talent. Et je l’aime. »
À cet instant précis, Mathilde de Flavignol lui fit part de son inquiétude au sujet de l’écrivain dont le procès avait récemment débuté aux assises de la Seine. Surmontant sa timidité, elle l’avait acculé contre un pan de mur et prenait prétexte du procès Zola pour lui parler dans le creux de l’oreille.
— J’aurais aimé assister aux audiences, mais c’était plein à craquer. Les journaux relatent que la foule a rompu les cordons des gardes républicains et envahi l’hémicycle jusqu’au sommet des calorifères ! Quand Zola est arrivé, il a été acclamé par les uns, conspué par les autres. Une célébrité telle que lui, huée, outragée, agressée dans les galeries du Palais, c’est scandaleux ! Bien qu’il ait d’ardents défenseurs en la personne de maître Labori et d’Albert Clemenceau, et que Georges Clemenceau soutienne en personne L’Aurore , je redoute que cette ignominie ne s’achève sur une
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