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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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grelottait sous le froid d’un hiver précoce. Sans qu’elles se fussent concertées, elles s’étirèrent et se frottèrent les paupières. Ce qu’elles virent n’était guère rassurant. Des taches sombres dansaient devant elles, percées de trouées inexplicables où s’engouffrait la peur de l’inconnu…
    Joseph remontait à larges enjambées le boulevard Saint-Germain, préoccupé. Qu’avait donc Victor ? Il était arrivé à midi, pâle et muet. L’apparition d’un client souhaitant acquérir un Don Quichotte orné de gravures de Coypel et un Molière illustré par Boucher lui avait permis de se retrancher derrière son métier de libraire, et d’éviter de dialoguer. Se reprochait-il son indifférence à l’égard de son beau-frère ou était-il taraudé par l’altercation avec Mme de Salignac ?
    « Il n’a pas réagi quand je lui ai annoncé que je prenais mon après-midi… Il aurait pu me complimenter de mon élégance ! Oh, je m’en fiche ! »
    L’excitation d’être l’invité d’honneur des membres de l’Académie du Fantastique chassa son amertume. Le garçon de la Brasserie des bords du Rhin lui avait confirmé qu’une table avait été retenue le soir par ces messieurs-dames.
    « Ils apprécient mes feuilletons, c’est bath ! Oui, mais comment je vais utiliser mon temps d’ici huit heures du soir ? Et si j’allais vraiment chez Bichonnier, ça fait une paye qu’on ne s’est vus… Oui, bonne idée, je ne me sentirai pas fautif d’avoir menti à Iris. »
     
    S’orienter. Se créer des repères. La topographie de la ville avait tellement changé ! Le cadran bleu de la fontaine de la Samaritaine s’était envolé. Évaporé dans un monde parallèle, le Biribi des vertus , un tripot où l’on jouait aux dés, aux cartes, où l’on s’abreuvait d’un mauvais alcool en braillant les vers de Dom Juan  : C’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre 1 … Seul le fleuve lui était familier, un ami que l’on a plaisir à retrouver.
    Amadeus abordait le socle de la statue d’Henri IV lorsque, parmi un tourbillon de particules dorées, il lui sembla distinguer un alignement de livres sur les parapets du Pont-Neuf. Une rengaine lui trotta par la tête :
    Sujet à la pluie, à la grêle,
    Suivant les caprices du vent,
    J’expose aux yeux de tout-venant
    Le beau métier dont je me mêle,
    Je vends des livres tous les jours,
    D’histoire, de fables, d’amour,
    Sur le pont où je m’arrête 2 .
    Le ferraillement d’un omnibus à triple attelage fit exploser le mirage.
    Amadeus traversa face à la rue Dauphine, longea l’Institut, l’École des beaux-arts et bifurqua rue des Saints-Pères. Il aimait l’atmosphère presque campagnarde de cette artère bordée de façades patinées par les ans. Il aperçut l’enseigne de loin : Elzévir.
    LIBRAIRIE ELZÉVIR
    Fondée en 1835
    L EGRIS M ORI P IGNOT A SSOCIÉS
    Ouvrages anciens et modernes
    Main en visière, Amadeus examina la boutique. Il identifia l’homme croisé la veille rue Pierre-Lescot. Il tirait nerveusement sur une cigarette, le regard perdu sur un buste de Molière posé au centre d’une cheminée de marbre noir.
    Amadeus poussa la porte et repéra les lieux.
    Au tintement du carillon, Victor sursauta en brassant l’air comme un écolier pris en faute. Il connaissait vaguement ce client pour l’avoir remarqué sur les quais, un original, harnaché d’un costume composite, qui semblait surgir d’un temps incertain.
    — Bonjour monsieur, vous cherchez un auteur particulier ?
    — Pourrais-je admirer les raretés que vous celez dans le saint des saints ? demanda-t-il en désignant la pièce adjacente tapissée de livres.
    — Je vous en prie.
    Amadeus tomba en arrêt devant une armoire vitrée fermée à clé. Il se pencha. À l’intérieur trois lutrins arboraient des merveilles. Amadeus déchiffra les titres à mi-voix :
    — Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes . À Paris, chez la veuve Regnard, 1769.
    « Helvétius, Claude Adrien, De l’esprit . À Paris, chez Durand, 1758.
    « Swift, Jonathan, Le Conte du tonneau . À La Haye, chez Henri Scheurleer, 1732.
    Soudain, il s’immobilisa. Une silhouette replète venait de se refléter dans la vitre de l’armoire. Il se glissa subrepticement vers un angle mort pour ne pas être vu. C’était la femme de la rue Pierre-Lescot, l’amie de la concierge du 18 bis . Ses soupçons

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