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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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je vais en faire ? »
    Dès qu’elle eut épuisé ses litanies sur sa stupidité, elle songea que le plus commode serait de le brûler, mais elle se souvint des convictions de son Gabin :
    — Un livre, c’est sacré ! Ce sont nos meilleurs partenaires, les dépositaires du savoir de l’humanité, le patrimoine de nos ancêtres. On ne détruit pas les livres. Celui qui encourage l’autodafé est un assassin en puissance.
    « Ah ! Gabin, mon Gabin, si seulement tu m’avais épousée avant de clore ton parapluie, je serais une Pignot et non une Courlac ! Enfin, t’as reconnu notre rejeton, c’est toujours ça ! »
    Elle considéra le mince volume où un lien avait infligé une marque sur les tranches. Elle ouvrit le bahut empli de douilles de cartouches et le glissa sous une écharpe mangée aux mites. Le battant repoussé, elle effleura de l’index des éclats d’obus et trois casques d’artilleur allemands, reliques de la guerre de 70 pieusement conservées.
    « Côté poussière, y a du relâchement, bon, on attaquera quand les réjouissances seront finies. »
    Elle avisa des pots de confitures sur lesquels des étiquettes calligraphiées à l’encre violette indiquaient : Mirabelles 1897.
    Un bref sanglot la secoua.
    « Jamais je n’arriverai à les entamer, quel gaspillage ! Tant pis, je les offrirai à Micheline Ballu ! Ça me donne faim. Je me demande ce qu’il y aura au menu. Il est généreux, m’sieu Mori, de régaler la famille, il paraît que c’est un établissement chic. C’n’est pas le tout, je dois me préparer. »
    Elle se moucha, alla chercher le cirage, une brosse et un chiffon et se mit en devoir de lustrer ses bottines.
    « Les vendeurs des Grands Magasins du Louvre auraient pu nouer des faveurs à leurs emballages, je vais m’efforcer d’améliorer ça… J’ai mal aux jambes, je suis éreintée, si je m’écoutais… Faudrait que j’avale un petit morceau. »
     
    En dépit de son estomac barbouillé par la traversée Newhaven-Dieppe, Djina avait fait honneur au déjeuner proposé par le wagon-restaurant à la lueur d’une lampe à abat-jour rose. Elle somnolait maintenant dans le compartiment, la tête au creux de l’épaule de Kenji. Les pieds posés sur une bouillotte, elle se laissait bercer par la conversation des passagers à laquelle Kenji ne participait que par onomatopées.
    Une jeune Anglaise, excitée par son premier voyage à Paris, commentait, entre deux gorgées d’un thé tiédi sur un réchaud à alcool portatif, les dangers de la contagion liée aux tapis des voitures truffés de microbes.
    — J’ai lu qu’on préconisait l’emploi du linoléum, c’est si facile à nettoyer avec une serpillière !
    — À condition qu’elle soit imprégnée d’un antiseptique, répondit une dame à lorgnon qui décortiquait les faits divers d’un journal.
    — Il conviendrait surtout de veiller à l’hygiène des troisièmes classes. Le pire, ce sont les trains de ligne qui transportent les phtisiques dans le Midi, ajouta un courtier en vins, sollicitant l’approbation de Kenji qui feignit de dormir.
    — Et les crachoirs ? s’écria l’Anglaise.
    — On les compte sur les doigts. Il serait judicieux d’inviter les gens à les utiliser, comme dans les omnibus.
    — Encore une rentière trucidée à son domicile, le crâne immergé dans un chaudron à confitures, marmonna la dame à lorgnon.
    Kenji pressa la main de Djina et s’évada en se remémorant les tendres nuits passées auprès de sa bien-aimée. En raison du froid, ils ne s’étaient pas promenés dans les parcs aussi longtemps qu’il l’eût souhaité, en revanche, ils avaient hanté plusieurs musées. Leur favori était la National Gallery. Ils flânèrent dans la salle des primitifs flamands et admirèrent La Vierge et l’Enfant dans un jardin , de Hans Memling, à cause de sa pureté et de ses coloris très vifs, et s’attardèrent devant les maîtres italiens. Kenji marquait de fréquentes pauses face aux Crivelli, dont les discrètes décorations potagères, en particulier les concombres, l’amusaient follement.
    Il vérifia la présence du paquet casé dans le filet de la banquette opposée. L’achat des livres à l’origine de cet aller-retour l’enchantait. Il était tellement absorbé par ses pensées qu’il ne remarqua pas que le convoi ralentissait à l’approche des hangars monumentaux de la gare de l’Ouest. Un coup de sifflet annonça le tunnel

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