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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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étaient fondés : elle et le libraire avaient partie liée.
    Les jambes douloureuses, Euphrosine s’était traînée aux Grands Magasins du Louvre où elle avait choisi la cravate de chez Charvet et la brosse à habits en soie de Kent qu’elle destinait à son fils. Ces emplettes avaient largement ébréché ses économies, mais la félicité de son minet était essentielle à sa propre sérénité. L’argent n’avait d’intérêt que si on le dépensait. Elle n’avait pas revu Victor depuis la veille et s’interrogeait sur ce que Raoul Pérot et lui avaient conclu de leur visite à Philomène. Incapable de résister, elle s’était faufilée dans la librairie. Joseph était absent, une chance, mais au moment de poser sa question, le courage lui manqua et elle ne put que murmurer un bonjour étouffé.
    — Non, madame Pignot, aujourd’hui on oublie les drames, on est heureux, c’est l’anniversaire de votre fils, il faut aller vous bichonner, lui intima Victor en l’entraînant vers la sortie. Oh ! pendant que je vous tiens, je vous serais reconnaissant de m’apporter discrètement, ce soir, le recueil que Mme Lacarelle avait confondu avec le Traité des confitures . Je ne crois pas que vous l’ayez déposé chez elle hier au soir.
    — Aujourd’hui, on oublie les calamités, monsieur Legris, c’est bien vous qui l’conseillez, non ? rétorqua-t-elle d’un ton rogue en claquant la porte le plus violemment possible.
    Amadeus sourit.
    « En plein dans le mille, ils se connaissent ! »
    Il expira à fond et réintégra la boutique.
    — Êtes-vous monsieur Legris ? On m’a vanté votre érudition. Je désire l’Helvétius en vitrine.
    — Il est assez onéreux.
    — Je n’en doute point. C’est un livre fort précieux qui a provoqué un véritable scandale lors de sa parution et que la Sorbonne censura : « Nous avons choisi le livre de l’Esprit comme réunissant toutes les sortes de poisons qui se trouvent répandus dans différents livres modernes. »
    — Vous êtes très cultivé, cependant… Le montant…
    — Tranquillisez-vous j’ai les moyens. Sachez, monsieur, que je sais établir la distinction entre le besoin et l’envie, si je ne peux satisfaire mes convoitises, je m’en passe. Je suis aussi preneur des écrits d’Étienne Dolet, les originaux, ils datent du XVI e  siècle. Ce qui est antérieur m’intéresse également.
    — Hélas, monsieur, je n’ai jamais eu les Dolet en main. Nous négocions rarement des ouvrages si anciens. Peut-être découvrirez-vous votre bonheur à la Bibliothèque nationale ? suggéra Victor en cherchant vainement un cendrier.
    — Probablement. Combien vous dois-je ?
    Victor se résigna à escamoter son mégot sous le comptoir et compta les billets.
    Tandis qu’il empaquetait l’ouvrage, il se crut obligé de meubler le silence.
    — Vous êtes vêtu avec raffinement. Votre costume est de quelle époque ?
    — D’une époque mouvementée ! répondit Amadeus.
    — De quelle période parlez-vous ?
    — D’autrefois.
    — Quand, autrefois ?
    — Oh ! hier, avant-hier, maintenant, où situer la démarcation ? Les apparences sont trompeuses.
    — Qu’entendez-vous par « apparences » ? demanda Victor, décontenancé.
    — Les modes sont des leurres. Le progrès et la cohorte de complications techniques qu’il produit n’ont pas bouleversé d’un iota les mentalités, les idées reçues et la versatilité de la majorité de l’espèce humaine. Chaque nouvelle génération s’imagine détenir le savoir du monde, avant elle, rien n’a existé. Voyez-vous, monsieur, si nous voulons échapper à l’anxiété et à l’ennui du quotidien, nous devons éviter de nous vautrer dans le passé et de nous projeter sans cesse dans le futur. Jouissez des minutes qui s’écoulent, alors seulement vous plongerez au cœur du mystère.
    — Mais…
    Amadeus porta deux doigts à son tricorne et tourna les talons.
    — Encore un détraqué, grommela Victor.
    La tension nerveuse cédait à une profonde lassitude, il se sentait fébrile, nauséeux. Le sol se dérobait sous ses jambes. Il considéra les billets serrés dans son poing, se soutint au comptoir. Le timbre du tiroir-caisse explosa sous son crâne. Il crispa les mâchoires, le corps à la tête tranchée s’acharnait à le hanter.
     
    Dès qu’elle eut franchi le seuil de son logement, rue Visconti, Euphrosine s’enferma à double tour et appuya sur la

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