Les souliers bruns du quai Voltaire
l’élagueur et s’accouda au parapet, décidé à bouder le plus longtemps possible.
— En route pour la future gare d’Orsay ? lança Lucas Le Flohic.
— Non, j’en ai fini, je me rends avenue de Friedland, opération élagage des platanes, répondit Gaétan Larue.
— Il ne faut pas être sujet au vertige, souligna Victor.
— C’est de la haute voltige, l’art des trapézistes, l’entraînement et l’attirail sont les deux atouts essentiels. J’ai une ceinture munie d’anneaux où sont fixés des cordages, grâce à ça je grimpe aux arbres mieux qu’un singe, et puis après… vive la serpe !
— Si vous cherchez Mme Frouin, elle a du retard, l’avertit Séverine Beaumont, perplexe. Elle est peut-être allée voir ses amies qui travaillent place du Caire. Mais c’est bien par là que vous créchez ?
L’élagueur rougit et rajusta sa casquette.
— Exact. Nous nous y sommes rencontrés, parce qu’elle devisait avec ses copines matelassières en bas de ma maison.
— Inutile d’entrer dans les détails, m’sieu Larue, je ne suis pas indiscrète, moi, contrairement à ce qu’affirment ceux qui croient leur intimité menacée, repartit la tricoteuse avec un regard oblique vers l’Odeur.
Gaétan Larue aida Victor à trier le second carton empli de revues, marcha sur un de ses lacets dénoués et tangua dangereusement. Victor le cueillit de justesse avant qu’il ne tombe.
— Nom d’une pipe, ils se défont dix fois par jour !
— Avec le métier que vous exercez, vous devriez être plus prudent, conseilla Séverine Beaumont.
— N’vous inquiétez pas. Quand je pose le pied dans mes cordages, je suis aussi stable qu’un cavalier dans ses étriers. Du reste, pour escalader les troncs ou étêter les branches, j’enfile des bottes.
— Votre uniforme évoque celui des facteurs. Je vous confie donc ce pli, à remettre au jeune homme sinistre affalé là-bas. Vous lui direz…
Victor glissa quelques mots à l’élagueur. Docile, Gaétan Larue s’exécuta.
— Monsieur Pignot, cette missive a été expédiée à votre intention à la librairie et votre associé, qui l’avait enfouie dans une de ses poches où elle était prisonnière d’un mouchoir qu’il vient d’en extraire, me prie de vous la délivrer.
— Il a un pois chiche en guise de cervelle ! répliqua Joseph.
Il déchira l’enveloppe et lut :
Cher Monsieur Pignot,
Un groupe de fervents lecteurs vous convie à une collation gastronomique le 14 janvier à 20 heures chez Léonard Lippmann, 151, boulevard Saint-Germain, en l’honneur de votre anniversaire.
Nous comptons absolument sur votre présence.
Avec toute notre admiration pour votre immense talent de feuilletoniste.
L’Académie du Fantastique.
— Quand avez-vous reçu ceci ? aboya-t-il.
Victor, l’air vague, feignait de rassembler ses souvenirs.
— Hier matin, je crois, au courrier, avant d’aller chez votre mère à cause du gaz.
— L’Académie du Fantastique ! Comment ces gugusses savent-ils que c’est mon anniversaire ? Si c’est une blague…
— Ils se sont renseignés. Le patron de l’établissement s’empressera de vous le confirmer.
— Mais je ne peux pas ! Iris, les enfants, ma mère… Et puis, qui c’est, ce Léonard Lippmann ?
— Le propriétaire de la Brasserie des bords du Rhin , à deux pas de la rue de Rennes. Voyons, êtes-vous un homme libre, oui ou non ? Je suis certain que nul ne vous reprochera cette récréation.
Les bouquinistes et l’élagueur tinrent à serrer la main de l’heureux élu.
— Mazette, une académie, un de ces quatre, c’est la grande, la Française, qui vous glorifiera ! Bon anniversaire, monsieur Pignot ! piailla Séverine Beaumont.
— Nos vœux les plus sincères ! reprit l’assistance en chœur.
Fulbert Bottier lui secoua la dextre à lui en décrocher le bras.
— Mon cher Joseph, je n’osais pas te vieillir d’un an, je guettais le moment propice ! Ah, la vie, ça fond aussi vite qu’un sorbet ! Quand tu es né, ton père se rengorgeait, il était si fier ! C’est lui qui a insisté pour que je sois ton parrain, enfin, un parrain de pacotille parce que moi, je n’ai jamais été baptisé, c’était juste histoire de gober une pinte de bistouille ensemble et de partager sa joie. J’en suis tellement remué que je vais installer mon étalage.
— Et moi, je fonce à la librairie, dont mon beau-frère se soucie comme d’une
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