Les spectres de l'honneur
Bertrand était à Pontorson, voisin de Charles de Navarre qui venait de conclure une alliance avec les Anglais… Une de plus !… On disait qu’après avoir empoisonné sa femme, sœur du roi, il avait voulu empoisonner sire Charles… Et pour que le Mauvais ne puisse pas livrer ses chevances normandes aux Goddons, il a fallu que le connétable remette son harnois plain (435) . Il a repris toutes les places avec le duc de Bourgogne, sauf Chierbouc et on peut dire qu’il n’arrêta pas du mois d’avril 78 à juillet de cette année-là… Et c’est justement en décembre 329 que Charles V a fourni, sans le savoir, un méchant coup à son connétable.
– De quelle sorte ? demanda Paindorge.
Tristan se dit qu’à l’inverse de son écuyer, il en avait assez. Que le Breton eût pris un « méchant coup », c’était tant mieux. La bonne chance ne pouvait durer toujours. Il fut certain que Quéguiner avait pénétré tout ce qu’il y avait de ténébreux dans l’âme et la disgrâce de celui qui avait cessé d’être son héros. Cependant, cette découverte était sans importance.
Un jouvenceau passa, vêtu de mailles, la cervelière en tête, une hache à la main. Quéguiner le salua.
– Lui, dit-il, c’est Galabert. Un gars de Clisson… Je pense qu’il suit Bertrand pour énarrer comment il se conduit à son maître. On sait pas d’où il sort… Dans les mêlées, c’est un ruin 330 .
– Continue, enjoignit Tristan au Breton, mais hâte-toi. Bertrand n’est pas un homme auquel il faille, tout connétable qu’il soit, accorder autant d’importance.
L’arbalétrier acquiesça. Pour la hâte à conclure ou pour l’estime qu’il fallait accorder à son conduiseur ?
– Le roi a cité Montfort à comparaître devant le Parlement de Paris. Il n’est pas venu, se souvenant comment son père avait été traité en 41 quand Philippe VI voulait sa tête… Qu’importe : le fils a été déchu par Charles V de sa seigneurie de Bretagne et le duché confisqué 331 .
– Cela, nous le savions, dit Tristan.
– C’était, dit Paindorge, provoquer…
– La guerre, conclut Quéguiner. Les seigneurs s’assemblèrent. Puis les manants, loudiers… Le pays tout entier… Tous s’unirent pour rappeler le duc de Montfort… J’ai ouï, moi qui chevauchais pas très loin de Bertrand, les vieux chants de guerre… J’ai ouï le tocsin quand on apparaissait. On nous avait acceptés. Le roi nous avait fait confiance et soudain, il nous faisait donner des jouées (436) en pleine poire ! « Qu’il revienne ! » clamaient les gens. Et, bien sûr, on envoya des émissaires à Londres. Le duc accepta de revenir. Et Jeanne de Penthièvre, sa pire ennemie, approuva ce retour. Elle préférait que la Bretagne ait un duc né en icelle qu’un roi de Paris… Et le plus solide appui de Bertrand en Bretagne, le duc de Rohan, prit le parti de Montfort 332 . Bertrand dut avoir pour compagnons le duc de Bourbon, Louis de Sancerre, un maréchal de France qu’il n’aimait guère, l’amiral Jean de Vienne et Bureau de La Rivière qui le détestait. Ils furent chargés de prendre possession du duché. Le roi leur demanda de jurer sur l’Évangile et un morceau de la vraie croix qu’ils lui obéiraient… tandis que Montfort débarquait à Dinard 333 .
– On m’a dit, intervint Tristan, que Bertrand avait mis du mauvais vouloir à batailler.
– C’est parce que le vicomte de Rohan était acclamé avant lui. Car pour les Bretons, à force d’avoir ostoié 334 pour le roi de France, il ne pouvait être qu’un traître… Les murs se couvraient d’injures : Pen Gwen, Guesclin, Connétable vendu, et autres sornes. Il ne dormait plus, ça je peux vous le dire… Toutes les villes se fermaient à son approche. Il sut qu’à Paris, ses défaites étaient imputées à un mauvais vouloir… Traître des deux côtés…
– Et c’est alors que la guerre a repris en Guyenne… et les routiers en Langue d’Oc !
Tristan approuva Paindorge. Peu lui importait que le Breton eût souffert dans une dignité qu’il lui contestait. Il avait fait le mal. Qu’il souffrit d’un mal de l’âme était peu de chose, en vérité, eu égard aux crimes qu’il avait commis.
– Et en même temps que Charles V était aux portes de la mort, Richard II d’Angleterre, le fils du prince d’Aquitaine et petit-fils d’Édouard III, se préparait à venir en France… On dit que Bertrand avait promis
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