Les spectres de l'honneur
J’ai cru reconnaître Villaines à son rire… et Kerlouet à sa toux. En fait, comme il leur a promis monts et merveilles, nos capitaines semblent obéir plus que jamais à Henri… N’empêche qu’ils le veulent peut-être trahir puisqu’ils vont paroler avec Pèdre… Ce qu’on dit aussi, c’est que Don Henri craint d’en venir à une capitulation et que les ricos hombres de son parti ne manquent pas de lui signifier leurs conditions dès qu’il sera couronné.
– Henri, dit Tristan, se sent inférieur à Pèdre. Ce routier, ce bâtard n’a rien de royal. Il craint que ses amis ne le lâchent si Pèdre leur propose moult avantages… puisque, après tout, c’est lui le roi légitime.
Décidé à prendre du repos après avoir abandonné les trois chariots de vivres aux soins de Cabus, de Paindorge et des hommes d’armes qui l’avaient accompagné, Tristan traversa le cantonnement. Il trouva Villaines à proximité de son pavillon.
– Vivement… que… que ce fou… descende !
– Mettez-vous, messire, à sa place !
Le Bègue souriait. Un événement d’importance allait se commettre sous ses yeux. Une sorte d’ivresse – cette gaieté que donne la complète satisfaction de soi-même aux êtres ambitieux et sans scrupules – le soulevait et installait au-dessus des usages auxquels, comme tous, il était assujetti.
– Pèdre n’a rien à… à… craindre. Nous av… avons stipulé à Henri que que nous… n’enfrein… n’enfreindrions pas les clau… clauses de notre engagement… à… à… condition qu’il laisse la… vie… à son frère. Il nous a donné sa sa… parole.
Tristan sourit avec un rien de condescendance :
– Et vous croyez, messire, à cette parole… royale ?
– Point trop, mais mon devoir est d’y d’y croire… autant que je crois en… en Dieu !
Cet homme-là prenait pour des vérités positives tout ce qui semblait à sa convenance. Tout ce qui était décidé par autrui… à condition qu’il fût à son service. Devant la leçon brutale d’un crime en préparation, il refusait de croire à la méchanceté de Don Henri. Sans doute, de loin en loin, se réfugiait-il dans les guenilles d’une Chevalerie défunte pour que sa pensée se trouvât en repos et se purifiât des turpitudes qu’il avait commises de gaieté de cœur. Rien, en fait, ne le différenciait de Guesclin, sinon qu’il était noble et le Breton point.
– Henri est résolu à occire Pèdre, messire.
– Il nous l’aurait dit.
Cette crédulité puait la malice. Tristan sut qu’il perdait son temps.
– Parce que même absent, Pèdre le domine. Parce qu’il est le roi, le vrai. En tuant Pèdre, pas de procès, pas de jugement, pas de révélations et pas de commentaires… Je crois même… Puis-je vider mon cœur ?
– Faites-le, Cas… telreng.
– Je crois même qu’avec Guesclin, Don Henri prépare une fallace meurtrière. Le roi Pèdre mourra par hasard… Et vous, messire, et les autres, serez pris au dépourvu 113 !
– Guesclin est in… capable d’une vilenie !
Regardant le maréchal dans les yeux, Tristan abaissa de l’index sa paupière dextre inférieure.
– Mon œil, dit-il. Il en a commis des dizaines devant moi et devant vous.
« Il occirait sa mère, il occirait sa femme, sa maîtresse et leurs enfants s’il en pouvait tirer profit !… Gros Bègue, tu manques de circonspection ! »
Hélas ! il lui fallait garder pour lui cette opinion. La livrer, c’était irriter Villaines. Il s’obstinerait dans l’erreur. Si Pèdre déviait, la malédiction serait sur les Français, sur tous les Français. Ah ! Certes, Pèdre méritait la géhenne. Son occision purgerait l’Espagne d’un tyran. Ce n’était pas sa mort qui l’inquiétait, lui, Castelreng, mais la façon dont elle adviendrait. Il pressentait qu’elle serait injuste autant qu’odieuse, précédée de mensonges et d’infamies. La toute-puissance de Guesclin ne pourrait y surseoir au moment fatal.
Le Bègue s’en alla le dos courbe, comme s’il portait le fardeau d’un trépas qui, accompli, le laisserait dans les mêmes dispositions d’esprit que lorsqu’il espérait l’apparition de Pèdre.
*
La nuit du jeudi 22 au vendredi 23 mars fut particulièrement noire. Pas de lune, pas d’étoiles dans un ciel envahi de nuages bas et ténébreux. Tristan et Paindorge reçurent mandement de garder l’issue du chemin que Senabria et les députés de Pèdre
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