Les spectres de l'honneur
avaient emprunté lors de leur visite. Les deux compères ne se demandèrent pas pourquoi Guesclin avait fait évacuer les murets et les fossés qui avoisinaient cette brèche sous la lointaine surveillance de Don Henri.
– C’est pour cette nuittie, pressentit l’écuyer.
– Sans doute. Pèdre ne peut plus supporter l’incertitude et l’angoisse. La faim lui broie le ventre et la honte le cœur. Il a reçu de Bertrand des promesses…
– Promesses de Satan 114 !
Ils furent surpris de voir s’approcher deux servants du Bègue de Villaines. L’un s’appelait Moradas de Rouville et l’autre, son écuyer, Copin. Ils ne s’étaient jamais adressés la parole, non par détestation mais par indifférence.
– Le Bègue va venir, à ce qu’il nous a dit, crut bon de préciser Rouville. Il paraît que c’est pour bientôt.
– Quoi ?
– Le trépassement de Pèdre.
Ainsi, Villaines lui-même était dans le complot. Tristan ne fut point étonné de la participation d’un tel homme : depuis leur différend de Nâjera, il le jugeait comme un esprit étroit, voire à demi corrompu. Rouville lui en fournissait la preuve.
Le Bègue apparut. Les mailles de son haubergeon brillaient à chacun de ses pas par la brèche de sa houppelande, et son épée, bien que dissimulée, formait comme un ergot à son jarret senestre. Afin qu’on ne l’entendît pas, il avait préféré à ses heuses de souples escafignons.
– Eh bien, dit-il sans saluer ni Tristan ni Paindorge.
– Très loin, il m’a semblé que des pierres roulaient.
– Ils descendent… Je vous l’avais bien dit, Rouville. Guesclin… est proche : sur le seuil du village, quelques toises derrière nous. Sitôt que j’élèverai la voix, il accourra. Il a… auprès de lui le Bâ… Bâ… Bâtard d’Asnières, le vicomte de Roquebertin, d’autres encore et ses… ses parents… Qu’en dites-vous, Castelreng ?
Tristan rejeta cette question d’un tour d’épaule. Dans une occurrence dont l’abjection se précisait, il préférait se montrer sourd et muet.
Quelques pierres encore, plus proches.
– Ce sont eux, dit Rouville. Ils ont enveloppé les sabots de leurs chevaux et vont à pied… Ils ont un mulet bâté chargé d’or.
– Combien sont-ils circonstant 115 Pèdre ?
– Une demi-douzaine, Castelreng. Peut-être davantage. Il doit y avoir Men Rodriguez, Fernand de Castro et quelques chiens fidèles.
– Que devons-nous faire ?
– Il faudrait les prévenir, dit Paindorge. Cette nuit pue le piège et la mort.
– Tu l’as dit, écuyer, fit Rouville. On vous dirait gênés face à la truanderie !
– En fait de truanderie, dit Tristan, je nous crois tous parents. Cette guerre, pour moi, est d’autant plus infecte que je n’ai pas voulu y prendre part.
– C’est ce que que… Bertrand m’a dit, intervint Villaines. Mais dès… dès… la… la mort de Pèdre, nous revenons chez ch… chez nous… Êtes-vous bien armés ?… Certes… Je vous mets tous sous mon com… commandement… Soyez prêts à la bataille.
– Aucun ne passera, murmura Rouville, si ce n’est de ma volonté.
« Des mots », se dit Tristan, cependant que le Bègue parlait à voix basse.
Contrairement à son habitude, il avait fait une ronde dans le camp des Français et visité les quelques maisons et granges du village qu’ils occupaient depuis la défaite de Pèdre. Jamais il n’avait vu des soudoyers et capitaines aussi paisibles.
– Pèdre est tout proche… Peut-être y a-t-il deux mulets au lieu d’un.
C’était l’or, l’or seulement qui affriandait Villaines.
Le voir miroiter dans sa tête guérissait son défaut d’élocution.
– Il va nous amener son destrier de Syrie… Ses étriers sont d’or et son arçon d’ivoire.
Une ombre s’avança ; une de plus : Guesclin.
– La brèche dans ce muret est-elle assez large pour qu’un cheval puisse passer ?
– Oui, dit Tristan.
– C’est bien, Castelreng. Tu mérites ma confiance. Laissez passer Pedro, ne retenez personne. Je recule… Ils sont tout proches.
Il disparut. Aussitôt, Tristan imagina Pèdre tenant Percefer par la bride, entouré de ses fidèles attentifs et résignés. Sans doute portait-il sous un paletoc sombre une cotte de mailles passée au noir de fumée.
– Les voilà ! dit Villaines.
Le roi apparut, tel que Tristan l’avait imaginé, entre Men Rodriguez de Senabria et Fernand de Castro. Derrière eux, quatre
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