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Les voyages interdits

Les voyages interdits

Titel: Les voyages interdits Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gary Jennings
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reprendre ma respiration avant de pouvoir me relever.
    Les autres garçons, couvant la personne responsable de
cette interruption d’un regard maussade, s’éloignaient en traînant par terre
leurs pieds nus. Je fus surpris de voir que c’était à une simple fille qu’ils
avaient obéi. Elle était tout aussi mal vêtue et parfumée qu’eux, mais plus
petite et plus jeune. Elle portait cette robe courte, droite et ajustée que
revêtent toutes les Vénitiennes avant l’âge de douze ans. Ou, du moins, les
restes de ce qui avait pu en être une. La sienne était si hachée en lambeaux
que c’en aurait presque été indécent si les parties dévoilées de son corps
n’avaient pas été du même gris miteux que sa robe. Peut-être tenait-elle une
vague autorité du fait que, contrairement aux autres vauriens, elle portait à
ses pieds des chaussures : les sabots de bois du pauvre.
    La jeune fille s’approcha de moi et, d’un geste assez
maternel, épousseta un peu mes vêtements dont la teinte était à présent voisine
de sa tenue à elle. Elle m’apprit aussi qu’elle était la sœur du jeune garçon
dont j’avais ensanglanté le nez.
    — Maman a dit à Boldo de ne jamais se battre,
dit-elle avant d’ajouter : Papa lui a toujours recommandé de se battre
sans l’aide de quiconque.
    Je répliquai, haletant :
    — Il aurait pu en écouter un des deux.
    — Ma sœur est une menteuse ! On n’en a pas,
de maman. Ni de papa !
    — Bon, n’empêche que si on en avait c’est ce
qu’ils te diraient. À présent, ramasse-moi ce poisson, Boldo. Il a été assez
dur à voler.
    Et à moi, elle demanda :
    — Quel est ton nom ? Lui, c’est Ubaldo
Tagiabue. Moi, c’est Doris.
    Tagiabue veut dire « taillé comme un bœuf »,
et j’avais entendu dire à l’école que Doris était la sœur du dieu païen
Oceanus. Mais cette Doris-là semblait un peu maigrichonne pour mériter ce nom
et bien trop sale pour avoir l’air d’une quelconque déesse des eaux. Il
n’empêche : elle était là, debout, loyale comme le bœuf et impérieuse
telle une déesse, tandis que nous regardions son frère se pencher avec
obéissance sur le poisson qu’il avait balancé. À la vérité, il ne pouvait pas
précisément le ramasser, vu qu’il avait été plusieurs fois piétiné durant la
bagarre ; il dut donc plus ou moins en rassembler les morceaux.
    — Tu dois lui avoir fait quelque chose de
terrible, me dit Doris, pour qu’il te lance dessus notre dîner.
    — Je n’ai rien fait du tout, répliquai-je sans
mentir. Jusqu’à ce que je le frappe. Et ça, c’est parce qu’il m’avait traité de cavròn.
    Elle me regarda d’un air amusé et lança :
    — Tu sais ce que ça veut dire ?
    — Oui, ça veut dire que l’on doit se battre.
    Elle eut l’air encore plus amusé et ajouta :
    — Un cavròn, c’est un type qui laisse
d’autres hommes se servir de sa femme.
    Je me demandai alors, si c’était tout ce que ce mot
voulait dire, en quoi cette insulte pouvait être à ce point mortelle. Je
connaissais plusieurs hommes dont les femmes étaient soit lavandières, soit
couturières, et dont les services étaient utilisés par beaucoup d’autres
hommes, sans que cela provoquât ni vendetta privée ni réprobation publique.
Tandis que je lui répliquais quelque chose dans ce style, Doris explosa de
rire :
    — Marco... mique ! railla-t-elle. Ça veut
dire que les hommes enfilent leur chandelle dans le fourreau de la dame, et
qu’ensemble ils dansent la danse de Saint-Vito !
    Sans doute devinez-vous la signification de ces mots
dans le jargon de la rue, aussi je ne chercherai pas à vous décrire l’image
bizarre qu’ils évoquèrent dans mon esprit ignorant. Mais quelques respectables
gentilshommes à l’allure de marchands qui passaient aux environs à cet instant
précis esquissèrent un violent mouvement de recul, tandis que leurs diverses
barbes et moustaches se hérissaient tels des oursins en entendant ces
obscénités sortir en hurlant d’une bouche aussi petite et féminine que celle de
Doris.
    Me mettant sous le nez les pauvres restes de son
poisson qu’il tenait délicatement rassemblés dans la coupe de ses mains
noircies, Ubaldo me demanda :
    — Tu dîneras avec nous ?
    Je ne le fis pas, mais, cet après-midi-là, lui et moi
oubliâmes notre querelle et devînmes amis.
    Nous avions peut-être onze ou douze ans à l’époque,
Doris deux ans de moins. Durant les années

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