Les voyages interdits
mer, galions de Venise, cogs de transport
anglais ou flamands, trabacoli slaves et Caïques du Levant. Beaucoup de
ces vaisseaux coureurs d’océans étaient si vastes que leurs proues et leurs
espars dépassaient sur la rue et projetaient presque tout du long, sur ses
pavés ronds, un treillis d’ombres qui allait lécher la façade bigarrée des
maisons bordant l’esplanade, du côté ville. L’un de ces bâtiments était (et est
encore) le nôtre : un entrepôt vaste comme une caverne, avec à l’intérieur
un petit espace clos séparé servant de bureau comptable.
J’adorais l’entrepôt. Ces sacs, boîtes, balles et
barils remplis de produits variés diffusaient les effluves d’arômes venus de
tous les coins du monde – de la cire de Barbarie à la laine d’Angleterre, du
sucre d’Alexandrie aux sardines de Marseille. Les porteurs de l’entrepôt, de
vraies montagnes de muscles, étaient bardés de marteaux, de grappins, de
rouleaux de corde et d’autres outils. Ils étaient toujours occupés. Pendant que
l’un enveloppait de toile d’emballage un article de commerce en partance pour
les Cornouailles, un autre clouait le couvercle d’un tonneau d’huile d’olive de
Catalogne, un troisième arrachait des docks une caisse de savon de Valence et
se la jetait sur l’épaule, tous semblant s’adresser les uns aux autres des
ordres comme « logo ! » ou « a corandol ».
Mais j’aimais aussi beaucoup la salle de comptabilité.
Dans cette cage à poules encombrée était assis celui qui dirigeait l’ensemble
de ces affaires et de ces « à-faire », le vieux commis Isidoro
Priuli. Sans effort musculaire apparent, sans courses effrénées ni
vociférations, sans autre instrument que son abaque, sa plume d’oie et ses
livres de compte, maître Doro contrôlait à lui seul ce carrefour de produits
venus des quatre coins du monde. D’un petit cliquetis de ses boules colorées,
d’un gribouillis à l’encre sur son livre de comptes, il pouvait envoyer une
amphore de vin rouge de Corse à Bruges, et en Corse, à titre d’échange, un
écheveau de dentelle de Flandres. Au moment où ces deux produits se croisaient
dans notre entrepôt, il prélevait une metadella de ce vin et une coudée
de cette dentelle, afin de payer les profits des Polo sur la transaction.
En raison du caractère hautement inflammable de la
plupart des denrées entreposées, Isidoro s’interdisait l’aide d’une lampe ou
même d’une chandelle pour éclairer son réduit de travail. Au lieu de cela, il
avait installé au-dessus et en arrière de sa tête un large miroir concave de
verre véritable, qui récupérait ce qu’il pouvait de lumière du jour pour la
concentrer sur sa haute table de travail. Assis là devant ses livres, maître
Doro ressemblait à un tout petit saint ratatiné enveloppé d’un halo démesuré.
Je restais à l’observer du bout de la table, m’émerveillant que, d’un seul
mouvement de ses doigts, le maître pût mettre en branle tant d’autorité, et lui
me racontait les mille et un secrets de ce travail dont il tirait une bien
légitime fierté.
— Ce sont les païens arabes, mon garçon, qui ont
offert au monde ces fioritures qui servent à représenter les nombres, ainsi que
cet abaque qui permet de compter avec eux. Mais c’est Venise qui a imaginé ce
système de tenue de compte, ces registres qui comportent deux pages en
vis-à-vis, donc lus à double entrée. À gauche, les débits. À droite, les
crédits.
Je pointai une ligne figurant page de gauche, laquelle
indiquait : « Pour le compte de messire Domeneddio », et
demandai, à titre d’exemple, qui ce messire pouvait bien être.
— Pardieu ! s’exclama le maître. Tu ne
reconnais donc pas le nom sous lequel Notre-Seigneur Dieu fait du
commerce ?
Il feuilleta le registre afin de m’en montrer la page
de garde, arborant cette inscription à l’encre : « Au nom de Dieu et
du Profit. »
— Nous autres, simples mortels, pouvons prendre
soin de nos biens lorsqu’ils se trouvent entreposés ici en toute sécurité, à
l’intérieur de nos magasins, expliqua-t-il. Mais dès qu’ils se trouvent
embarqués sur de fragiles coquilles de noix, livrés aux caprices de la mer,
alors ils se retrouvent à la merci de... mais de qui donc, si ce n’est de
Dieu ? Voilà pourquoi nous le considérons comme un partenaire à part
entière dans chacune de nos entreprises. Dans nos livres de comptes, Il se
trouve
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