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Les voyages interdits

Les voyages interdits

Titel: Les voyages interdits Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gary Jennings
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jour, vous
croisiez un jeune homme en train de plastronner en se donnant de grands airs de
chevalier errant, c’était ou un bravo ou quelqu’un qui voulait y
ressembler. Si vous en rencontriez un de nuit, il avait de fortes chances
d’être masqué et enveloppé d’un manteau qui cachait une fine cotte de mailles,
rôdant de préférence à l’écart des lampadaires. Lorsqu’il vous frappait d’un
coup d’épée ou de stylet, c’était toujours dans le dos.
    Ceci est loin d’être une digression dans mon histoire,
puisque je devais finir par devenir un bravo. En quelque sorte.
    Toujours est-il que j’étais en train de vous décrire
l’époque où j’étais encore un enfant gâté, alors que tante Julia se plaignait
de me voir si souvent en compagnie de ces gosses des bateaux. A l’évidence, et
à n’en juger que par la grande gueule et les manières détestables acquises
desdites fréquentations, elle avait d’excellentes raisons de les désapprouver.
Mais il fallait être slave pour ne pas trouver naturel que j’aille baguenauder
le long des docks, car aucun natif de Venise n’y aurait trouvé à redire.
Vénitien, j’avais le sel de la mer dans les veines, et tout me poussait vers
elle. J’étais un enfant, aussi ne tentai-je rien pour résister à cet appel, me
retrouver avec mes amis étant pour moi la façon la plus évidente de vivre cette
complicité maritime.
    J’ai depuis lors visité nombre de cités portuaires,
mais n’en ai vu aucune aussi intimement liée à la mer que Venise. La mer n’est pas
seulement notre gagne-pain (car c’est également le cas de Gênes, de
Constantinople et du Cherbourg de notre imaginaire Beauduin), elle est ici
absolument indissoluble de notre existence. Elle baigne les côtes de la moindre
île et du plus petit îlot qui composent Venise, se déverse dans les canaux de
la cité et, parfois, lorsque le vent et le courant se conjuguent, venant du
même quartier, elle vient lécher jusqu’aux marches de la basilique Saint-Marc,
ce qui permet à un gondolier de pousser son embarcation jusque sous les arches
de la vaste place du même nom.
    De tous les ports du monde, seule Venise réclame la
mer pour fiancée et célèbre chaque année ses épousailles, avec prêtres et
protocole. Jeudi dernier encore, j’ai eu l’occasion d’assister à cette cérémonie.
C’était le jour de l’Ascension, et j’étais l’un des invités d’honneur à bord du
somptueux vaisseau incrusté d’or de notre doge, Jean Soranzo [4] . Son splendide Bucentaure doré, mû par la force de quarante rameurs, n’était que l’un
des bateaux d’une vaste flotte peuplée de marins et de pêcheurs, de prêtres, de
ménestrels et d’illustrissimes citoyens, qui s’avançait en une majestueuse
procession en direction de la lagune. Parvenu au Lido, le plus maritime de nos
îlots, le doge Soranzo récita l’ancestrale proclamation, «  Ti sposiamo,
o mare nostro, in cigno di vero et perpetuo dominio [5]   »,
avant de jeter à la mer une alliance en or, tandis que les prêtres dirigeaient,
au nom de notre congrégation née de la mer, une prière implorant qu’au cours
des douze mois à venir celle-ci se révélât aussi généreuse et soumise qu’une
fiancée humaine. Si la tradition ne ment pas (elle affirme que la cérémonie
s’est tenue chaque jour de l’Ascension depuis l’an mille), c’est une fortune
considérable de plus de trois cents anneaux d’or qui repose au fond de la mer,
au large des plages du Lido.
    La mer ne se contente pas d’entourer Venise et de
s’insinuer en elle par ses canaux : elle existe à l’intérieur de chaque
Vénitien ; elle sale la sueur de ses bras laborieux, les larmes de chagrin
ou de joie qui coulent de ses yeux, mais aussi le discours de sa langue. Nulle
part ailleurs dans le monde je n’ai vu des hommes se rencontrer et se souhaiter
le bonjour au cri joyeux de Che bon vento  ?, phrase qui signifie
« Quel bon vent ? » et veut dire, pour tout Vénitien :
« Quel bon vent t’a poussé sur la mer, jusqu’à l’heureuse destination de
Venise ? »
    Ubaldo Tagiabue, sa sœur Doris et les autres hôtes des
docks avaient une façon de saluer encore plus laconique, mais qui ne manquait
pas de sel, elle non plus. Ils se contentaient de dire : «  Sana
capàna  », abréviation d’un salut « à la santé de notre
confrérie », celle des gens de mer. Lorsque, après nous être fréquentés
depuis un certain

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