Les voyages interdits
là-dessus, jeune homme. Je
n’ai pas abordé ce sujet pour faire jaillir mes larmes, tu sais.
Je me demandai pourquoi diable, alors, elle l’avait
fait. Comme en réponse à ma silencieuse interrogation, elle poursuivit :
— Ce que je voulais que tu saches, c’est que
lorsque vient le moment de mourir, tu peux avoir perdu tous tes désirs, tous
tes sens et toutes tes facultés, tu auras toujours en toi cette passion de la
curiosité. C’est une chose que même les marchands d’étoffe possèdent, au même
titre sans doute que les simples commis ou autres travailleurs de peine. Un
voyageur ne peut que l’avoir, lui aussi. Et dans ces derniers moments, ce qui
vraiment te fera de la peine – comme à mon Mordecai –, ce n’est pas ce que tu
auras réalisé au cours de ta vie, mais justement ce que tu n’auras pas réussi à
faire.
— Mais enfin, Mirza Esther, protestai-je. Un
homme ne peut passer sa vie à redouter d’oublier quelque chose ! Pour ma
part, voyez-vous, je suis sûr de ne jamais être pape, ni même shah de Perse. Eh
bien, j’ose espérer que cette lacune ne gâchera pas ma vie entière et ne me
poursuivra pas comme un regret sur mon lit de mort.
— Il n’est pas question d’objectifs hors du
commun ! Ce que Mordecai se lamentait de ne pas avoir atteint, c’est une
opportunité qui se trouvait à sa portée, qu’il aurait parfaitement pu saisir et
qu’il a pourtant laissé filer. Imagine-toi une seconde éprouvant un désir
ardent pour les délices et les expériences que tu aurais pu vivre mais que tu
as manquées... Même si ce n’est qu’une petite fantaisie, imagine-toi la
regrettant lorsqu’il est trop tard et sachant qu’elle demeurera à jamais hors
de portée !
Docile, je tentai de me figurer la scène. Tout jeune
que je fusse, et pour improbable que je tinsse une telle hypothèse, je sentis
une sorte de frisson me parcourir.
— Imagine-toi avançant vers la mort,
continua-t-elle, implacable, sans avoir tout goûté de ce que peut offrir le
monde. Le bon, le mauvais, même ce qui est indifférent. Et savoir, à cet ultime
instant, que tout cela, tu t’en es privé toi-même à cause de ton propre excès
de prudence, de ta pusillanimité à choisir, de ton incapacité à suivre tes
inclinations profondes, à satisfaire ta curiosité intime, où qu’elle te mène.
Dis-moi, en toute honnêteté, jeune homme : peux-tu concevoir, sur l’autre versant de la mort, une angoisse plus douloureuse que ce brûlant
regret ? Penses-tu que la damnation serait pire ?
Le temps de me secouer du tressaillement que j’avais
ressenti, je déclarai, aussi gaiement que je le pus :
— Ma foi, avec l’aide des fameux Trente-Six dont
vous m’avez parlé, peut-être pourrai-je à la fois me priver en cette vie et
être damné à la fin de celle-ci !
— Alav ha-shalom, répondit-elle.
Mais tandis qu’elle écrasait d’un coup sec un autre scorpion
en disant cela, je me demandai si ce n’était pas à moi plutôt qu’à la bestiole
qu’elle souhaitait ainsi la paix éternelle.
Elle redescendit au jardin pour retourner les pierres,
et, désœuvré, je me dirigeai vers l’étable afin de voir si l’un ou l’autre de
mes compagnons était rentré de sa balade en ville. L’un d’eux était là, en
effet, mais pas seul. Sa vue me prit de court et me coupa le souffle.
Notre esclave Narine s’y trouvait en compagnie d’un
étranger, l’un de ces somptueux jeunes hommes de Kachan. Peut-être ma
conversation avec la servante Sitarè m’avait-elle rendu imperméable au dégoût,
car je ne me récriai pas devant cette scène, pas plus que je n’esquissai un
mouvement pour battre en retraite. J’y assistai d’un regard aussi indifférent que
celui des chameaux, lesquels se contentaient de traîner des pieds et d’émettre
de vagues borborygmes en mastiquant consciencieusement. Les deux hommes étaient
nus, l’étranger était à quatre pattes sur la paille tandis que notre esclave,
voûté derrière son fondement, lançait de grands coups de reins en ahanant tel
un chameau en rut. Les deux obscènes sodomites tournèrent la tête vers moi
lorsque je fis mon entrée, mais se contentèrent de me sourire béatement tout en
poursuivant leur dépravation dans la plus totale indécence.
Le jeune homme avait un corps aussi agréable à
regarder que son visage. Mais Narine, même habillé, était d’une apparence
repoussante, comme je l’ai déjà expliqué.
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