Les voyages interdits
sur les brisants d’une île déserte
appelée Ennui.
À la suite de cette catastrophe, expliqua le sha’ir, les Rêves, garçons et filles, furent abandonnés à leur triste sort sur
cette île austère. Vous imaginez tous, ajouta-t-il, comme ces enfants, soumis à
la plus totale inaction sur cette île de l’Ennui, ont commencé à bouillir.
Durant des jours interminables, les pauvres Rêves eurent à endurer cet exil
monotone du monde des vivants. Mais chaque nuit – al-hamdou-lillah ! -, l’esprit de Tempête devait décroître en intensité car, à ce moment, c’est
l’esprit de la Lune, plus débonnaire, qui régnait. C’était donc l’occasion la
plus propice, pour les Rêves, d’échapper ne fut-ce qu’un instant à leur Ennui.
Et c’est ce qu’ils font, depuis lors. Ils en profitent pour se répandre à la
surface de la Terre et se donner un peu d’activité en pénétrant dans les
pensées des gens endormis. C’est ainsi, acheva le sha’ir, que, chaque
nuit, tout dormeur peut être distrait, instruit, mis en garde ou terrifié par
un Rêve, tout dépend de celui qui intervient cette nuit-là : un Rêve
fille, salutaire et bienfaisant, ou un Rêve garçon, espiègle et malicieux,
l’humeur du rêveur pouvant également influencer la qualité du Rêve.
Quand cette conclusion fut prononcée, de nombreux
murmures d’approbation s’élevèrent dans la foule, et la bourse du vieillard
résonna de l’avalanche de pièces qui y furent jetées. J’y ajoutai pour ma part
une petite pièce de cuivre shahi, ayant trouvé l’histoire amusante. Et
guère plus incroyable, à tout prendre, que la plupart des autres mythes
orientaux. Le tableau que peignait le conteur de ces Rêves au tempérament
changeant, qui allaient fourrer partout leurs nez indiscrets, ne me paraissait
pas dénué de logique. Il fournissait une explication plausible à des phénomènes
fréquents en Orient, telle la redoutable visite nocturne des incubes, démons
masculins qui viennent abuser des chastes femmes durant leur sommeil, et celle
des succubes, diablesses qui surgissent à la faveur des ténèbres pour dévoyer
les prêtres.
Lorsque le coucher du soleil marqua la fin effective
du Ramadan, je me rendis à la porte de derrière de la maison de la veuve, et
Sitarè me fit entrer dans la cuisine. Nous nous y trouvions seuls, et elle me
paraissait en proie à une excitation à peine dissimulée, à en juger par ses
yeux brillants et ses mains folâtres. Elle semblait avoir revêtu ses plus beaux
atours, s’était souligné les yeux d’un trait de khôl et avait coloré ses lèvres
au jus de baies sauvages. Le rose vif de ses joues ne devait rien, quant à lui,
à la cosmétique.
— Tu t’es habillée comme pour un jour de fête,
fis-je remarquer.
— Oui, mais c’est aussi pour te plaire. Je ne
vais pas faire semblant, Mirza Marco. Je t’ai confié combien j’étais flattée
d’être l’objet de tes ardeurs, et je le suis. Regarde, j’ai étalé une paillasse
pour nous deux, là-bas, dans le coin. Et je me suis assurée que la maîtresse de
maison et tous les autres serviteurs étaient occupés ailleurs, de façon que
nous ne soyons pas importunés. Je t’avoue que j’ai déjà très envie de cette...
— Attends un peu, objectai-je, d’une voix qui
aurait cependant pu être plus ferme. Je n’ai encore accepté aucun marché. Tu as
certes de quoi faire monter l’eau à la bouche de n’importe quel homme, et c’est
mon cas, mais d’abord je dois savoir. Quelle est donc cette faveur pour laquelle
tu es prête à te compromettre ?
— Accorde-moi quelques minutes, ensuite je te
dirai tout. J’aimerais au préalable te poser une devinette.
— Est-ce encore une de tes coutumes
locales ?
— Assieds-toi juste là, sur ce banc. Garde tes mains
posées à tes côtés, pour ne pas être tenté de me toucher. Maintenant, ferme les
yeux. Serre-les bien fort. Et garde-les fermés jusqu’à mon signal.
Je haussai les épaules et m’exécutai. Je la sentis
s’approcher de moi. Alors, elle m’embrassa sur les lèvres, de façon à la fois
timide et inexpérimentée, en toute jeune fille qu’elle était. Ce n’en fut pas
moins délicieux, et dura fort longtemps. J’en fus transporté d’extase, au point
d’en être saisi de vertiges. Si je n’avais pas été solidement agrippé au banc,
je crois que j’aurais chancelé. Je m’attendais qu’elle m’adressât la parole,
mais au lieu de
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