Les voyages interdits
globe, la vallée n’aurait pas été en surface du sol, mais largement au-dessus, très haut dans les nuages, hors
d’atteinte des yeux des mortels et aussi intouchable que le paradis. Non
qu’elle lui ressemblât si peu que ce fut, je me hâte de le dire, étant sans
doute aussi froide, rude et inhospitalière que les deux peuvent être parfumés,
doux et accueillants.
Le paysage ne variait pas beaucoup : une large
vallée couverte de rochers jetés en vrac et de broussailles, le tout capitonné
de mamelons ouatés de neige, de blancs torrents de montagne courant à sa
surface, et, plus loin, s’élevant des deux côtés, les dents acérées des
montagnes. Rien ne changeait dans ce paysage, si ce n’est la lumière qui
passait de la teinte pêche dorée de l’aurore aux tons de roses enflammés des
couchers de soleil. Entre les deux, les ciels étaient si bleus qu’ils viraient
au pourpre, sauf lorsqu’un toit de nuages gris laineux et humides venait
lessiver la neige et la faire fondre en filets argentés.
Le sol était partout inégal, encombré d’un fouillis de
cailloux, de rochers et de talus qu’il nous fallait franchir, non sans contorsions
parfois, ou contourner avec la plus grande précaution. Hormis ces inégalités de
terrain, notre ascension, pourtant continue, demeurait insensible, et nous
aurions presque pu nous croire encore en plaine. Chaque soir, en effet, lorsque
nous nous arrêtions pour établir notre campement, les montagnes se dressaient
devant nous, toujours aussi hautes et altières que la veille. Mais c’était
juste parce que ces dernières ne cessaient de s’élever, au fil de notre
ascension de cette vallée en pente. Cela donnait la même impression que lorsque
vous grimpez un escalier et que la rampe reste toujours à la hauteur de votre
main : si vous ne pensez pas à jeter un coup d’œil vers le bas, il vous
est impossible de vous rendre compte que tout s’enfonce sous vos pas et que ce
que vous avez gravi s’éloigne vraiment.
Nous avions néanmoins plusieurs moyens d’évaluer notre
prise d’altitude. Le comportement de nos chevaux était par exemple éloquent.
Nous autres bipèdes pouvions fort bien ne pas voir, forcés de descendre de cheval
pour cheminer sur quelque tronçon accidenté, que chaque pas en avant était plus
haut que le précédent, mais nos bêtes, n’ayant pas les antérieurs à la hauteur
de leurs membres postérieurs, ressentaient bien la dénivellation. Aussi, les
chevaux, particulièrement futés, ajoutaient subtilement une certaine lourdeur à
leur lente et pénible marche afin que nous ne les pressions pas trop.
Autre indicateur de notre ascension, la rivière qui
caracolait le long de la vallée. Cet Ab-e-Panj, nous avait-on dit, est l’un des
contributeurs de l’Oxus, ce large fleuve qu’Alexandre a franchi tant et tant de
fois, et dont il dépeint le cours dans son Roman comme ample, lent et
tranquille. Cette description correspondait sans doute à des zones plus
occidentales que celles où nous étions parvenus. Le cours d’eau que nous
suivions n’était désormais ni large ni profond, mais courait dans la vallée
telle une blanche cavalcade de chevaux sauvages, agitant mille queues et
crinières étincelantes.
C’était même parfois plus une fuite précipitée qu’un
cours d’eau, le bruit de ses eaux qui dévalaient en cascade étant parfois noyé
dans la rumeur et le raclement grondeur des rochers chahutés, roulés et
bruyamment bousculés dans son lit par le courant. À la vitesse de ses eaux, un
aveugle eût sans doute évalué que la source d’une telle furie était située
encore bien plus haut vers l’amont, mais il était certain qu’en cette saison,
si la rivière avait dû ralentir un tant soit peu son cours tumultueux, elle
aurait instantanément gelé, et l’Oxus aurait donc cessé d’exister vers l’aval.
Le phénomène était évident à évaluer, puisque chaque gouttelette ou
éclaboussure qui jaillissait sur un rocher se figeait aussitôt en une perle de
glace bleu pâle. Sans compter que toute projection de ce genre mordait
douloureusement de sa griffe gelée les flancs et les membres de nos montures,
ainsi que les nôtres, cette couche glissante et translucide rendait évidemment
toute marche à proximité immédiate du torrent plus dangereuse encore que la
progression sur le sol couvert de neige, mais nous nous efforcions de ne pas le
perdre de vue.
La raréfaction de l’air nous
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