Les voyages interdits
renseignait également sur
l’altitude croissante. On m’a souvent regardé d’un air goguenard, quand on ne
me riait pas carrément au nez, lorsque je décrivais ce phénomène à des gens qui
n’avaient pas voyagé. Je sais parfaitement, tout comme eux, que l’air n’a pas
de poids et qu’il est impalpable, sauf quand il se manifeste sous la forme du
vent. Et quand ces mécréants me demandaient comment il se pouvait qu’un
air sans poids puisse encore se raréfier, j’étais bien incapable de leur
expliquer pourquoi ni comment ; je sais seulement que c’est possible. Au
fur et à mesure que l’on progresse dans ces hauteurs, il perd de sa substance,
plusieurs détails viennent le confirmer.
D’abord, pour remplir ses poumons d’air, l’homme est
obligé d’inspirer plus profondément ; pas seulement à l’occasion d’un
mouvement un peu plus exigeant au plan physique, mais même lorsqu’il est
immobile. Lorsque je m’activais à charger une sacoche de la selle de mon cheval
ou à me hisser péniblement sur un rocher posé en travers de la piste, il me
fallait respirer si vite, si fort et si intensément qu’il me semblait que
jamais je n’aurais assez d’air pour me soutenir. Certains sceptiques ont
attribué ce fantasme à la dureté des conditions que nous endurions et à la
fatigue qu’elles engendraient — Dieu sait si nous avions effectivement à
combattre tout cela –, mais je maintiens pour ma part que c’est la raréfaction
de l’air qui était à l’origine de ce phénomène. J’ajouterai à tout ceci que
l’oncle Matteo, bien qu’obligé comme nous tous d’inspirer à fond, n’était plus
aussi fréquemment et douloureusement secoué de son besoin de tousser. À
l’évidence, la moindre densité de l’air des hauteurs allégeait ses poumons et
limitait d’autant la force nécessaire pour l’en expulser.
Une autre preuve s’imposait. Le feu et l’air, aussi
légers l’un que l’autre, sont, des quatre éléments, les plus proches, nul ne
songerait à le contester. Or, à cette altitude où l’air est plus rare, le feu
s’affaiblit également. Il produit une flamme bleue et étroite, non plus jaune
et brillante comme à l’accoutumée. Et ce phénomène n’était pas dû au fait que
nous étions contraints de faire brûler de la bursta comme combustible,
car j’ai expérimenté la chose avec du papier, et il s’est consumé dans une
flamme tout aussi pauvre et languide, comme exténuée. Même sur un feu de camp
bien alimenté et correctement installé, il fallait plus de temps pour faire
cuire une tranche de viande ou bouillir un pot à eau qu’en des terres plus
basses. Cette même eau bouillante tardait d’ailleurs elle aussi à cuire ce
qu’on y jetait.
En cette saison hivernale, peu de grandes caravanes
s’aventuraient sur la piste, mais nous rencontrâmes quand même d’occasionnels
groupes de voyageurs. C’étaient pour la plupart des chasseurs et des trappeurs
qui se déplaçaient d’un endroit à l’autre dans les montagnes. L’hiver était
leur saison de chasse, et, lorsque le printemps serait de retour, ils iraient porter
leur provision de peaux et de fourrures pour les vendre sur le marché de
quelque ville des basses terres. Leurs petits chevaux de bât hirsutes étaient
chargés d’un monceau de paquets remplis de peaux de renard, de loup, de lynx, d’urial
– des sortes de chèvres sauvages – et de goral – animal
intermédiaire entre la gazelle et la chèvre. Ces chasseurs de fourrures nous
indiquèrent que la vallée que nous étions en train de remonter s’appelait le
Wakhân, ou corridor de Wakhân. Nombre de passes s’ouvrant de part et d’autre,
il formait à la fois une frontière entre les terres environnantes et une voie
d’accès à celles-ci. Au sud, selon eux, d’autres passes menaient aux terres du
Chitral [29] ,
de l’Hunza et du Cachemire, celles de l’est conduisant au To-Bhot, et notre
voie septentrionale vers le Tadjikistan.
— Le Tadjikistan se trouve là-bas ? répéta
mon père, tournant son regard vers le nord. Alors nous ne sommes plus bien
loin, Matteo, de la route que nous avions prise au retour.
— C’est exact, confirma mon oncle, à la fois
exténué et soulagé. Il nous suffira de traverser le Tadjikistan, puis de
franchir la courte distance qui nous sépare à l’est de la ville de Kachgar, et nous
serons de nouveau dans Kithai, le pays de Kubilaï.
Sur leurs chevaux de bât,
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