Les voyages interdits
parlait le farsi commercial et
possédait, sinon par expérience du moins par ouï-dire, une assez bonne
connaissance du monde situé au-delà des montagnes.
Ouvrant tout grand les bras, Iqbal nous accueillit
fort chaleureusement, nous souhaitant la bienvenue dans « le Haut-Pamir,
le chemin des pics et le toit du monde », avant de nous confier que ses
paroles, pour extravagantes qu’elles parussent, n’avaient rien d’exagéré. Ici,
affirmait-il, nous étions exactement à un farsakh, soit quatre mille
mètres, au-dessus du niveau de la mer et de cités telles que Venise, Acre ou
Bassora. Iqbal ne nous expliqua pas comment il pouvait connaître aussi précisément l’altitude locale. Mais, persuadé pour ma part qu’il disait vrai et voyant
autour de nous les montagnes culminer encore aussi haut, je ne discuterai pas
l’affirmation selon laquelle nous étions parvenus sur le toit du monde.
LE TOIT DU MONDE
36
Nous louâmes une pièce pour nous tous,
Narine inclus, dans le principal bâtiment de l’auberge et nous préparâmes à
demeurer à Buzai Gumbad jusqu’à la fin de l’hiver. Le caravansérail n’avait
rien de très raffiné, et, comme tout ce qui le composait, importé de derrière
les montagnes, venait d’assez loin, Iqbal
faisait payer le prix fort. Mais Iqbal était seul sur place et, visiblement, ni
lui-même ni ses aïeux n’avaient cherché à faire plus de leur auberge qu’un abri
rudimentaire pour les voyageurs, capable de procurer du fourrage pour les
bêtes. L’endroit était somme toute plus confortable qu’on aurait pu le
craindre.
Le bâtiment central était à deux étages – c’était le
premier caravansérail que je voyais conçu de la sorte –, et sa partie arrière
était composée d’une confortable étable destinée au bétail personnel d’Iqbal,
qui constituait à la fois tout son capital et le garde-manger de son
établissement. L’étage supérieur, réservé aux visiteurs, était ceint d’une
plate-forme à balustrade dont le sol était percé, devant chaque chambre, d’un
trou qui permettait aux invités de faire leurs besoins. Ceux-ci tombaient ainsi
directement dans la cour du dessous, pour le bénéfice d’une volée de canards
efflanqués. Les logements étant situés juste au-dessus de l’étable, ils
bénéficiaient de la chaleur des bêtes, à condition de s’accommoder de leur
odeur nauséabonde, ce que nous eûmes un peu plus de mal à faire. Mais cette
puanteur n’était à tout prendre guère pire que celle des voyageurs malpropres
que nous étions (tout comme les autres locataires) et celle de nos vêtements,
aussi fétides que leurs propriétaires. Inutile en tout cas de compter sur le
tenancier pour gaspiller de précieux excréments séchés dans le chauffage d’un
hammam ou d’un peu d’eau pour laver des vêtements. Il préférait, et en tant que
clients nous approuvions son choix, utiliser ce combustible pour réchauffer nos
lits durant la nuit.
Tous les lits d’Iqbal étaient en effet du style de ce
qu’on nomme en Orient des kang. Il s’agit d’une plate-forme de pierres
empilées recouverte de planches elles-mêmes matelassées d’une épaisseur de
couvertures en poil de chameau. Avant de se coucher, on soulevait les planches,
on étalait dans la cavité des bouses et autres excréments séchés et on les
parsemait de charbons ardents. Souvent, comme le voyageur inexpérimenté s’y
prenait mal, ou bien il grelottait toute la nuit, ou bien il enflammait les
planches situées sous lui. Avec un peu de pratique, on apprenait à étendre le
feu de façon qu’il couve toute la nuit à une température égale sans produire
trop de fumée pour ne pas intoxiquer tout le monde dans la pièce. Chaque
chambre avait aussi sa lampe, fabriquée à la main par Iqbal en personne et dont
je n’ai jamais revu nulle part d’exemple similaire. Il prenait pour la
fabriquer une vessie de chameau, la gonflait en forme de sphère, puis la
badigeonnait d’une laque épaisse qui lui donnait une forme solide et la
peignait ensuite de dessins aux couleurs vives. Percée d’un simple trou à la
base et posée sur une chandelle ou une lampe à huile, elle formait un gros
globe multicolore à la clarté radiante.
Les repas quotidiens étaient ceux de l’habituelle
uniformité musulmane : mouton et riz, riz et mouton, haricots bouillis,
grosses tranches d’un pain appelé nan, finement roulé sur lui-même et
assez
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