L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
nécessairement des émotions diverses. Sa voiture roulait lourdement sur un terrain uni, et perché sur son siège élevé, le nègre sentait l’importance et la dignité de sa situation ; mais l’instant où il fallait monter était un moment d’inquiétude, et celui où il s’agissait de descendre en était un de terreur. Dès qu’il apercevait le pied d’une montagne, César, par un raisonnement des premiers colons hollandais, commençait par faire sentir le fouet à ses vénérables coursiers, et accompagnant ses coups d’un cri expressif, il leur inspirait une ambition proportionnée à la difficulté de l’entreprise. L’espace à parcourir pour arriver au sommet était franchi avec une rapidité qui secouait horriblement la vieille voiture, au grand inconvénient des voyageurs ; mais cette manœuvre suffisait pour obtenir des chevaux une ardeur glorieuse. Puis le vent leur manquait, leurs forces étaient épuisées, et il restait à surmonter les difficultés les plus grandes. Souvent il devenait douteux si les chevaux traîneraient l’équipage, ou si l’équipage entraînerait les chevaux. Mais le fouet et les cris du nègre excitaient ceux-ci à des efforts surnaturels, et heureusement ils l’emportèrent dans chacune de ces luttes bien contestées. Il leur accordait quelques instants pour respirer, en arrivant sur ce qu’on pouvait appeler à juste titre le territoire contesté, avant d’entreprendre une descente moins difficile peut-être, mais plus dangereuse que la montée. Alors César, avec une dextérité remarquable, s’entourait le corps de ses rênes, et se les passait autour du cou, de manière que sa tête, ce noble membre, était chargée du travail de guider les chevaux. S’accrochant alors des deux mains à chaque côté de son siège périlleux, ouvrant la bouche de manière à montrer son double rang d’ivoire, et ses yeux brillants comme des diamants enchassés dans l’ébène, il abandonnait tout au gouvernement de l’ancien proverbe : « au diable le dernier. » La voiture, avec le zèle d’un nouveau converti, poussait aux chevaux des arguments qui les forçaient de marcher à leur but avec une rapidité qui déconcertait complètement la philosophie de l’Africain. Mais la pratique amène la perfection, et lorsque le soir commença à faire sentir aux voyageurs la nécessité d’une halte, César était si bien accoutumé à ces descentes critiques qu’il s’y résignait avec un courage incroyable. Nous ne nous serions pas hasardés à décrire par toutes ces métaphores les exploits sans exemple des chevaux de M. Wharton, s’il n’existait encore de nombreux exemples de ces chemins dangereux, auxquels nous ne craignons pas d’en appeler comme étant des preuves de notre véracité ; circonstance d’autant plus heureuse pour nous, que presque partout il existe des moyens dont on aurait pu facilement profiter pour les améliorer, ce qui nous aurait privés d’un témoignage incontestable en notre faveur.
Tandis que César et ses coursiers luttaient ainsi contre les obstacles de leur voyage, ceux qui se trouvaient dans la voiture étaient trop occupés de leurs propres soucis pour faire grande attention aux embarras de ceux qui les servaient. L’égarement d’esprit de Sara n’était plus porté au même point, mais chaque pas qu’elle faisait vers la raison en semblait un en même temps vers l’accablement et la stupeur : elle devenait peu à peu sombre et mélancolique. Il y avait des moments où ses parents inquiets croyaient remarquer en elle des indices du retour de sa mémoire, mais l’expression de profonde affliction qui accompagnait ces lueurs passagères de raison les réduisait quelquefois à la cruelle alternative de désirer qu’elle restât dans un délire qui lui épargnait de si cruelles souffrances. Pendant toute cette journée, on voyagea presque en silence ; et la nuit étant arrivée, chacun se logea comme il put dans différentes fermes.
Le lendemain matin la cavalcade se sépara. Les blessés se dirigèrent vers la rivière pour s’embarquer à Peek-Skill, et se rendre par eau aux hôpitaux de l’armée américaine, qui étaient plus avant dans le pays. Singleton fut transporté dans sa litière au quartier-général de son père, situé dans les montagnes, et où il devait rester en convalescence. La voiture de M. Wharton, suivie d’un chariot contenant la femme de charge et le bagage transportable qu’on avait
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